27 avril 2012

Renforcer la puissance navale française ? Dissimuler les navires à l'horizon des armes

© Wikipédia. SMS Gneisseau.

 Les amiraux Darrieus et Daveluy (qui ont deux prix de la Marine nommés ainsi en leur honneur) ont stimulé le débat naval français au tout début du XXe siècle. C'est de leurs divergences sur la portée utile des armes, et surtout sur la portée à laquelle il faut engager sérieusement un navire ennemi, que se dessine une certaine manière de pensée qui influe directement sur notre façon de concevoir le navire de combat aujourd'hui.

 Au début du XXe siècle, la fougue des débats initiés par la « Jeune Ecole » déstabilise la Marine nationale. Cette, nouvelle, école matérielle s'oppose à l'école historique. La dernière ne s'appuyait que sur les leçons issues des batailles navales (de la marine à voiles !), quand la première entendait orienter la stratégie navale selon les évolutions matérielles (dont les révolutions engendrées par la propulsion à vapeur et les torpilles). L'Amiral Aube, chef de file de la Jeune Ecole, souhaitait, selon sa pensée, inclure des forces légères (torpilleurs et sous-marins) aux côtés des navires de lignes. Le débat s'enflamma et la pensée de l'auteur fut caricaturée à l'extrême, au point qu'il fut possible d'entendre le « cuirassé capitaliste » se faire opposer le « torpilleur démocratique ».

Darrieus et Daveluy entendent donc, comme d'autres officiers généraux, doter la Marine d'une doctrine officielle et cohérente. En effet, la pensée navale se traduit matériellement par des navires, qui ne sont que le strict reflet de la stratégie navale de leurs auteurs. Si la pensée est hasardeuse, le matériel suivra. Contrairement aux armées de terre où l'on arme des hommes, dans les marines, des hommes arment des navires. Et si les navires sont le fruit de conceptions boiteuses, alors la Marine peut très difficilement remplir ses missions, comme s'opposer à une force adverse. La « Flotte des échantillons » dont est dotée la Marine dans les premières années du XXe siècle est le résultat de cette absence de doctrine, et de ces débats passionnés, trop passionnés car à l'excès.

Pour dépassionner les débats, et tenter de mettre au point cette doctrine qui rallierait tous les marins, nos deux amiraux étudient un certain nombre de batailles navales contemporaines afin de reconnaître la primauté du canon, et la subsidiarité de la torpille. C'est d'ores et déjà un choix en rupture avec la Jeune Ecole car celle-ci prônait, notamment, la nécessité d'accorder une très grande place à la torpille et ses porteurs (le torpilleur et les sous-marins et submersibles). Mais Darrieus écarte celle-ci car c'est une arme de combat rapproché. L'Amiral Darrieus écrira notamment : « l'enseignement le plus certain qu'il est possible de tirer de toutes les guerres maritimes est le rôle prépondérant joué par l'artillerie, à ce point, qu'on peut affirmer aujourd'hui qu'à côté du canon, les autres armes, quelque important que ce soit leur emploi, ne donnent lieu qu'à une utilisation accessoire et de circonstance. « C'est rééllement le canon, disait Forfait en 1802, qui seul impose la loi de la force sur les mers ». C'est aussi à notre infériorité dans le tir qu'étaient dues la plupart de nos défaites dans les guerres maritimes sous la République et l'Empire »1. La citation est longue, mais elle rend assez bien compte d'une partie de la pensée de son auteur quand à la place du canon dans la Marine du début du XXe siècle. Il dotera un de ses ouvrages phares d'un chapitre entier sur la guerre russo-japonaise d'où il tirera confirmation des ces leçons de batailles navales plus anciennes.

Petite digression historique : plus tard, dans les années 30 du XXe siècle, l'Amiral Castex2 étudiera les guerres navales des XVIIe et XVIIIe siècle afin de démontrer la nécessité de la « liaison des armes sur Mer ». C'est-à-dire la liaison entre le canon (ou les bordées de canons plutôt) et les « brûlots ». Ces derniers étaient des navires, ou plutôt des bombes incendiaires flottantes, qui étaient envoyés s'accrocher à un vaisseau de ligne ennemi pour le couler (le canon coulait plus rarement que ce que l'on pourrait croire les vaisseaux de ligne de cette époque). Il y a cette idée de hiérarchisation, d'inféodation entre les armes, et dans leur liaison.

Là où nos deux amiraux divergent, c'est à propos de la distance de combat. L'objectif était d'engager un navire adverse avant qu'il puisse faire usage de ses tubes lance-torpilles, de son éperon3, et tout bonnement de lui interdire le combat à bout portant. L'artillerie imposait la distance de l'engagement. Ce sont les progrès de la balistique, de l'artillerie et de l'optique qui permettaient des combats à des distances supérieures à 2000 mètres.

L'Amiral Daveluy se perdra dans le combat à courte distance car « le nombre de coups au but diminue quand la distance augmente. Puisqu'on veut réduire l'ennemi, on est amené fatalement à adopter la portée la plus faible pour perdre le moins possible de projectiles dans la mer... »4. L'amiral plaçait la distance de combat au-delà de la portée des torpilles adverses. Il écrira également que « ce n'est pas à 4000 mètres, d'ailleurs, que l'on peut prendre un ascendant moral »5. Toutes ces lignes seront écrites en 1902, soit trois ans avant la bataille de Tsoushima (27 et 28 mai 1905) où l'engagement naval à longue portée sera la tactique victorieuse.

Darrieus est d'un esprit moins offensif que son camarade, mais moins excessif dans le même temps, et plus perspicace, surtout. Il percevra la nécessité de combattre à longue portée. Il relève que la portée des torpilles (de l'époque) atteindra bientôt plusieurs milliers de mètres. Donc, fatalement, ces armes porteront assez rapidement à 4000 mètres. Il relève que la distance d'engagement au combat est passée de 1000 à 2000 mètres dans les quinze dernières années du XIXe siècles à 5 ou 6000 mètres lors de la bataille de Tsoushima (1905). Un brin philosophique, Darrieus écrira même « cette observation philosophique que nous avons faite souvent concernant cette aspiration réelle de l'humanité vers le combat de plus en plus éloigné, dans le but de frapper l'adversaire le plus tôt possible. L'évolution continue des armes n'a pas eu d'autre cause depuis les premières querelles des hommes »6.

La Grande guerre trancha le débat entre ces deux amiraux : à la bataille de Coronel, le 1er novembre 1914, les Scharnhorst et Gneisseau (illustration du billet) de von Spee ouvrirent le feu à 10 000 mètres, et firent but dès la troisième salve. Un mois plus tard, contre l'escadre allemande, les croiseurs de bataille de l'amiral Sturdee ouvrirent le feu à 15 000 mètres, alors que la portée maximale de leurs ennemis étaient de 13 500 mètres. Cet écart relatif implique de considérer tout l'art de la manoeuvre, des évolutions à réaliser dans le milieu marin pour tenir à la distance désirée son adversaire. Cette bataille-ci vit les salves s'échanger entre 11 et 13 000 mètres. A la bataille du Dogger Bank, ce fut entre 14 et 16 000 mètres un an plus tard. Le croiseur de bataille Hood disparaîtra le 24 mai 1941 dans un combat avec le Bismark : après seulement quelques salves échangées à une distance d'environ 22 000 mètres, le navire anglais fut touché au coeur de sa soute à munitions. Il y eut trois survivants. La précision du mastodonte allemand était mortelle aux grandes distances, contrairement à ce que des marins imaginaient une quarantaine d'années plutôt.

Daveluy ne sentit pas le sens de l'histoire. Mais Darrieus n'alla pas jusqu'au bout de son raisonnement car il préconisait une distance d'engagement de 6000 mètres. Les premiers « Dreadnought » français, les Courbet, subirent ces limitations dues à la pensée car ils ne pouvaient pas engager un adversaire au-delà de 12 000 mètres. Il fallu attendre l'entre-deux-guerres pour que notre marine refasse son retard.

Par ailleurs, cette « limite » dans les esprits de nos amiraux perdura très longtemps. En effet, le porte-avions peut être pensé comme la continuation du cuirassé par d'autres moyens. Il aurait, notamment, surclassé ce dernier car ils frappaient plus loin... et plus précisément. Pourtant, la Marine nationale se concentra plutôt sur la mise en chantiers de croiseurs de bataille (les Dunkerque et Strasbourg) et de cuirassés (les « six Richelieu ») dans les années 20 et 30, plutôt que sur des porte-avions. A part le Béarn, navire d'expérimentations, aucun porte-avions n'était prévu dans la Royale avant 1938 et les Joffre et Painlevé. Pire, le Béarn ne fut jamais vraiment utilisé dans son rôle.

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© Alabordache. Cuirassé Courbet le 28 juillet 1933.

Un autre propos de l'Amiral Darrieus conserve lui un caractère très moderne, et ce qui justifie une citation entière ce passage. Il découle de la notion de combat à grandes distances : « nos cuirassés sont hérissés de superstructures, de bossoirs, d'impédimenta de toutes sortes, qui offrent autant de cibles aux projectiles de l'ennemi, auxquels ils fourniraient par leurs nombreux éclats une aide meurtrière pour notre personnel. Depuis Yalu, et encore plus après le 10 août et Tsoushima, tous ces étages volumineux plus dangereux qu'utiles sont condamnés et doivent disparaître ; de l'autre côté de la Manche, on n'avait pas attendu ces expériences pour en prévoir les enseignements. La cible réelle du navire ne doit comprendre que les surfaces ayant une utilité démontrée par par la guerre.

Et c'est pour cela que j'insiste avec force pour qu'on renonce définitivement à notre système de bossoirs pour hisser les embarcations, et qu'on les remplace par un seul mât de charge, deux au plus s'abaissant complètement sur le pont lorsqu'ils ne servent plus. Les facilités du service du temps de paix en souffriront peut-être un peu, mais je ne m'en émeus guère ; c'est pour faire la guerre que nous construisons des bâtiments de combat. Tout argument favorable au maintien des bossoirs qui reposerait sur des questions de service intérieur doit donc être inexistant pour nous »7.
Cette longue citation de la pensée de Darrieus n'est que la stricte conséquence de la constatation aux allures philosophiques, également citée, plus haut, sur la recherche continuelle et historique d'une portée des armes toujours plus grande.

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© Jean-Claude ROSSO. Maquette du cuirassé Richelieu.

In fine, quand les distances du combat naval se sont allongées, les marins ont eu recours à des instruments optiques de plus en plus perfectionnés. Pour tenter d'amoindrir passivement la précision de l'adversaire, il faut donc, dans l'esprit de Darrieus présenter la plus petite signature visuelle. Pour ce faire, il a été nécessaire de rendre la silhouette de nos navires plus sobre. Le cuirassé Richelieu est l'exemple le plus abouti de cette démarche, avec son célèbre « mât-cheminée » qui réduisait les superstructures du bâtiment au strict nécessaire. Aujourd'hui, il était question de la mâture unique sur les FREMM. Le choix technique a été abandonné. Il demeure un autre aboutissement du raisonnement.

Par un article, « Du razzle-dazzle au navire invisible »8, il est possible de constater que par d'autres moyens, autre que le dessin des superstructures des navires, il a été essayé de tromper l'adversaire sur la position réelle du navire. « Dans une conférence de 1919, le peintre britannique Norman Wilkinson explique : « The primary object of this scheme was not so much to cause the enemy to miss his shot when actually in firing position, but to mislead him, when the ship was first sighted, as to the correct position to take up. [Dazzle was a] method to produce an effect by paint in such a way that all accepted forms of a ship are broken up by masses of strongly contrasted colour, consequently making it a matter of difficulty for a submarine to decide on the exact course of the vessel to be attacked…. The colours mostly in use were black, white, blue and green…. When making a design for a vessel, vertical lines were largely avoided. Sloping lines, curves and stripes are by far the best and give greater distortion ». Le but était encore une fois d'entraver le combat à longue distance. Bien que l'efficacité de ces camouflages ne fut pas prouvée, il est assez ironique de constater qu'ils avaient un effet moral sur leurs équipages, alors que ceux-ci engageaient des adversaires à grande distance de tir, zone où Daveluy disait que le combat n'entraînait pas d'effet moral, justement.

Après la seconde guerre mondiale, ce ne sont pas des études pour de nouveaux canons de marine qui furent lancées, mais pour des engins, à l'instar du MALAFACE français. Dès lors, les navires de combat ne devaient plus échapper à l'oeil du marin ou à celui d'un télémètres, mais bien à l'oeil des radars, qu'ils soient embarqués à bord du navire, de l'aéronef ou de l'engin, du missile lui-même.

La frégate La Fayette a inscrit une rupture dans la manière de faire les navires de combat puisque le vaisseau a été conçu pour minimiser autant que possible, et notamment, sa signature électromagnétique. Pour ce faire, la (nouvelle) frégate (Gloire ?) a été dessinée avec une très grande sobriété dans ses formes, dans ses superstructures. Si elle met toujours en œuvre des bossoirs, contre le vœu de Darrieus, ceux-ci sont cachés dans une alcôve, elle-même bâchée.
Il a été question au XXe siècle d'induire l'adversaire en erreur sur la position réelle du navire afin de l'empêcher d'user de ses armes avec précision. Aujourd'hui, la furtivité induit l'idée qu'il pourrait être possible de rendre le navire « invisible » à l'auto-directeur des armes. Et de nos jours, il faudrait qu'il soit invisible aux instruments optiques, aux moyens de détections par infrarouge et par ondes électromagnétiques ou acoustiques. L'intégration des aériens, des armes, des tourelles d'artillerie, de nouvelles manières de concevoir les structures, des sorties de gaz chaud, la propulsion électrique et suspendue et les nanomatériaux laissent entrevoir quelques moyens de parvenir à cette sorte de nouveau Dreadnought (ou frégate Gloire).

Mais le Zumwalt, navire qui devait amener la rupture, est d'un coût monstrueux : 6 milliards de dollars sont évoqués, soit le coût d'un porte-avions de l'US Navy. C'est beaucoup trop pour une incorporation « en masse » du vaisseau dans la marine de John Paul Jones (trois unités rejoindront la flotte, contre 30 espérées),  alors que la Royal Navy avait pu intégrer en nombre les cuirassés issues des idées maîtresses du Dreadnought.

Darrieus disait aussi qu'il n'était pas possible de blinder un cuirassé contre tous les calibres. Le tonnage était sans cesse augmenté dans la course folle aux calibres qui sévissaient. Au cours de la deuxième guerre mondiale, les monstres japonais, les Yamato et Musashi, atteignaient 70 000 tonnes, quand les cuirassés de la Grande guerre déplaçaient aux alentours de 15 à 20 000 tonnes. Mais surtout, l'amiral mettait en exergue le fait que l'important était de protéger les organes essentiels du navire. Ainsi, le Cesarevitch, cuirassé russe, fut touché par un obus de 305mm le 10 août 1904. Le bilan est catastrophique : l'amiral à son bord est tué, l'appareil à gouverner est détruit, et les organes de transmissions des ordres sont eux-aussi détruit. La cuirasse flotte toujours, mais il n'y a plus que cela à opposer. Destin qui n'est pas sans rappeler celui du fleuron de la Royal Navy, le Hood, dont la soute à munitions trop peu blindée signa sa perte.

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© Inconnu. Destroyer Zumwalt.

Est-ce que la course à « l'invisibilité » peut être comparée à la course à la cuirasse qui sévissait du temps des navires de lignes ? Si oui, on chercherait, comme pour la cuirasse, à tout protéger, sauf l'essentiel, ce qui permet au navire de combattre avec efficacité et de continuer à combattre. L'invisibilité est peut être la nouvelle cuirasse, rêvée, qui focalise l'attention sur la défensive. Hors, quand le navire passe à l'attaque, il se découvre, fatalement. En outre, l'époque est aux organes déportés du navire, ce qui obligerait, pour obtenir le navire invisible, à ce que ceux-ci le soient aussi.

Ce débat pourrait prendre un tour nouveau quand il sera imaginable d'utiliser des canons électromagnétiques contre des navires : le porte-avions sera-t-il coulé par une sorte de nouveau navire de ligne qui franchirait tout les écrans de détection d'un groupe aéronaval ?


Notes de bas de page :

1 "Cour de Tactique de 1903, tome II, page 4", Amiral Darrieus.
2 "La liaison des armes sur mer", Amiral Castex.
3 L'éperon fit son grand retour au XIXe siècle, après la bataille de Lissa de 1866 où un cuirassé autrichien, le Ferdinand Max, éperonna un cuirassé italien, et le coula.
4 "Etude sur le combat naval", Amiral Daveluy, p. 48.
5 "Etude sur le combat naval", Amiral Daveluy, p. 56.
6 "Cour de Tactique de 1903", tome III, p. 344, Amiral Darrieus.
7 "Cour de Tactique de 1903", tome III, p. 165 et 166, Amiral Darrieus.
8 "Du razzle-dazzle au navire invisible", article publié le 6 août 2009, par Clarisse, sur Alliance Géostratégique.

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