06 juillet 2012

La marsupialisation dans la stratégie des moyens navals ? Exemples de la lutte anti-mines et des UCAV

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Le bâtiment de soutien Loire. © Inconnu. Le Céphée au retour de sa mission de dépollution en Libye. © DCNS. Le principe du Système de Lutte Anti-Mines Futur (SLAMF).

La marsupialisation est un concept au nom peu commun, en matière de stratégie navale, mais qui est très bien expliqué dans l'ouvrage de Joseph Henrotin : " Les fondements de la stratégie navale au XXIe siècle". "La marsupialisation implique de considérer le bâtiment comme une plateforme disposant d'une capacité d'action et/ou d'observation qu'il peut déporter" (page 197 de l'ouvrage). Tout le concept repose dans la possibilité de déporter les senseurs et vecteurs d'un navire.

L'auteur cite le cas du porte-avions comme navire mettant en oeuvre la marsupialisation. Il est vrai qu'il est quasiment le premier, manifestement, à le faire, avec le sous-marin : les torpilles humaines italiennes et le recours à des aéronefs (cas du Surcouf).

En ce qui concerne le porte-avions, le navire est pensé pour que ses capacités découlent directement des aéronefs. Il s'agit d'un système d'armes totalement modulable puisqu'il faut et il suffit de faire évoluer le groupe aérien embarqué pour faire évoluer les capacités du groupe aéronaval. Les porte-avions de l'US Navy ont ainsi évolué de la lutte anti-surface et de la lutte anti-sous-marine de la seconde guerre mondiale vers la frappe stratégique au cours des années 50 et 60. Sous les coups de boutoir de l'Amiral Zumwalt (Chief of Naval Operations (C.N.O.) de 1970 à 1974), les groupes aériens embarqués de la marine américaine incluèrent, à nouveau, la lutte anti-sous-marine (comme "lot de consolation" après le refus des Sea Control Ship). Les Carrier Vessel Attack avaient alors évolué vers les Carrier Vessel Nuclear, aux groupes aériens plus polyvalents.

Historiquement, Henrotin fait démarrer cette marsupialisation -outre les porte-avions (et d'une certaine manière les sous-marins)- avec les essais de la marine canadienne, dans les années 60, pour embarquer et opérer des hélicoptères depuis ses frégates et destroyers. Cette démarche s'inscrivait dans la volonté navale canadienne de se spécialiser dans la lutte ASM dans le cadre du partage des tâches dans l'OTAN. L'important dans la démarche est la déportation du capteur (qui deviendra aussi vecteur) par rapport au bâtiment, tout en contribuant à améliorer les capacités du système de détection "fixe" à bord du bâtiment (bien qu'il faille considérer les sonars remorqués comme un autre début de la marsupialisation : voir le programme LOFTAR dans la Marine nationale).

L'autre phénomène important impliqué par cette déportation du senseur, c'est qu'il touche un petit bâtiment, et plus particulièrement un navire de surface. Au sortir de la seconde guerre mondiale les escorteurs océaniques voient leur tonnage littéralement s'envoler : des 1500 à 2000 tonnes pour un contre-torpilleurs d'avant-guerre, l'état-major de la Marine réfléchit, face aux évolutions étrangères, à des frégates de 4, 5 ou 6000 tonnes (pour faire suite à la dernière génération d'escorteurs construite sous la IV République (T45 à T56).
Les engins, au lieu de participer à une rationalisation du poids, bien au contraire, alimentent la course au tonnage. C'est un phénomène particulièrement bien matérialisé par la conception des frégates lance-engins de classe Suffren qui aurait pu être le prélude à des croiseurs à propulsion nucléaire.
Avec l'arrivé de l'hélicoptère, c'est le premier coup d'arrêt à cette évolution puisque la voilure tournante permet de gagner un grand volume d'action, même si c'est de manière intermittente. Mais surtout, cela n'implique plus nécessairement, pour repousser l'horizon des armes, de concevoir de lourds engins, porte-torpilles comme le MALAFON, par exemple (autre cas : un système Tartar complet, c'était 450 tonnes). Il est terriblement plus simple de concevoir des torpilles légères larguables ou des missiles anti-navires légers tirés depuis hélicoptères : le nombre emporté n'est pas du tout le même, en plus, à volume de stockage égale. Joseph Henrotin cite également l'intégration des RHIB (Rigid Hull Inflatable Boat) à bord des navires et l'intégration prochaine des différents drones.

Ce processus de marsupialisation n'est pas achevé en ce qui concerne la flotte de surface, et il s'est agrémenté d'autres développements, comme la modularité et la réticulation (tous deux décrits dans l'ouvrage d'Henrotin), et de nouvelles possibilités techniques qui ont considérablement élargi l'horizon des navires de surface (sans les embarquer dans une course au tonnage) : l'hélicoptère a d'ores et déjà été cité, mais il y eu également le missile de croisière. Si la lutte contre les missiles balistiques est une mission contestée selon sa finalité (de théâtre ou de territoire), elle élargit encore l'horizon de l'escorteur. Demain, ce sera le canon électromagnétique qui poursuivra ce retour en grâce de la surface, et les drones (sous-marins, de surface et aériens) parachèveront la marsupialisation (à noter que les développements semblent plus lents pour les sous-marins, et c'est notamment en raison de la difficulté à opérer sous la surface).

Un certain lieutenant de vaisseau Castex rédigea un ouvrage, "La liaison des armes sur mer au XVIIe siècle", qui expliquait comment l'articulation entre les navires de la ligne de file et les brûlots permettaient aux escadres de remporter les batailles. De manière très simple, il est possible de résumer la démonstration du futur amiral à la nécessité pour les vaisseaux de ligne à traiter une cible adverse par leurs feux afin qu'elle soit désemparer. Et c'était sous ce feu protecteur qu'intervenait l'intervention des brûlots. L'économie des forces, chère au Maréchal Foch, est également très présente dans la pensée de Castex puisque ces brûlots devaient être conservés comme une masse de manoeuvre prête à surgir, à fondre là où la ligne adverse avait été affaiblie par le feu nourri des batteries de l'escadre.
Cette digression historique, à rebours des processus précédents, est proposé pour rappeler combien il est difficile d'articulier des unités militaires pour qu'elles concourent dans une même direction, un même but. Dans cette optique, il convient de relever que la marsupialisation, avec les autres phénomènes (modularisation, réticuation) et les développements techniques associés, imposent des exigences supplémentaires aux équipages pour faire fonctionner ces systèmes. Il serait même possible de dire que la liaison des armes sur mer, chère à Castex, a été transposé de l'échelon de l'escadre à celui du navire, et du navire de surface en particulier : signe d'une place stratégique réhaussée pour les navires de surface ?

C'est dans ce cadre conceptuel qu'il est proposé de considérer les évolutions qui vont affecter la lutte anti-mines (en tous les cas, pour la France) et la projection de la puissance aérienne via les porte-avions avec les UCAV (Unmanned combat air vehicle).

La marsupialisation a un avantage qui n'était peut être pas voulu au départ, c'est que si les organes de la plateforme, le navire, se complexifient, presque à outrance, il faut noter que le navire porteur tend à se simplifier... C'est un peu le même parcours que pour le porte-avions. Dans le cas français, le porte-avions a été littéralement arraché à la chapelle du canon :
  • la vitesse ne devait plus être aussi élevée que celle d'un cuirassé puisque c'est désormais le pont plat qui mène la danse,
  • l'horizon de ses armes le dispense d'avoir une protection par cuirasse excessive, ce qui implique que ses capacités offensives priment,
  • l'armement ne devait plus être celui d'un croiseur, mais bien être réduit à la seule auto-défense d'un porte-avions.
Ce cheminement a été long car si les porte-avions Foch et Clemenceau répondent aux critères du porte-avions moderne, il y a de quoi s'interroger sur la surrenchère qui a eu lieu à propos du PA 58 Verdun. En sus de l'armement anti-aérien, le navire aurait pu recevoir les moyens de défense d'une frégate lance-engins de classe Suffren... à se demander à quoi sert l'escorte. Une comparaison pourrait, peut être, être faite avec les chars de l'entre-deux-guerres qui portaient des tourelles anti-infanterie... alors qu'ils marchaient au pas de l'infanterie.

Donc, le porte-avions a plutôt eu tendance à se simplifier et s'optimiser pour la mise en oeuvre de ses vecteurs et senseurs aériens. Sa raison d'être consiste en sa capacité à se comporter comme une véritable base aérienne mobile et à être l'un des instruments de la puissance aérienne.

Avec la marsupialisation, il y aurait pour la flotte de surface cette même tendance : alors que les escorteurs étaient devenus des "anti-" face à la multiplication des menaces (de surface, sous-marine, aérienne et balistique et terrestre aujourd'hui) nous nous dirigerions vers un retour à des escorteurs polyvalents. La classe Arleigh Burke illustre bien, par exemple, cette tendance à la polyvalence des plateformes navales, tout du moins, à la polyvalence des escorteurs. Le navire n'est presque plus conçu pour lutter contre une menace particulière, mais pour lutter contre toutes les menaces et emporter les équipements nécessaires à cette fin. Le destroyer Arleigh Burke est taillé pour accompagner les porte-avions de l'US Navy et évoluer autour. Leurs capacités nautiques intrinsèques ne les spécialisent pas particulièrement dans un domaine de lutte.

Dès lors, et à l'instar des porte-avions, il semblerait qu'il y ait un décrochage entre le "flotteur" et ses armes : le fait de porter tel ou tel système d'armes n'impliquerait plus de dimensionner la coque en fonction de tel ou tel domaine de lutte. C'est aussi relatif puisqu'il y a des particularités à adopter pour la lutte anti-sous-marine, comme une propulsion plus silencieuse, ou pour la lutte anti-aérienne avec des superstructures assez élevées sur l'eau. Mais ces capacités ne sont plus aussi dimenssionnantes que par le passé. Il y avait bien les radiers, les ponts d'envol pour hélicoptères pour dimensionner un navire, mais c'est de moins en moins vrai puisque même les patrouilleurs peuvent cumuler les deux, en plus d'autres systèmes.

Ces différents processus font grandement évoluer la lutte anti-mines. Il s'agissait d'avoir dans la première moitié du XXe siècle deux navires spécialisés pour nettoyer les champs de mines : le chasseur de mines et le dragueur. Puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, le navire de lutte contre les mines cumulaient les deux fonctions de chasse et de neutralisation des mines. Cela impliquait d'avoir un navire très spécialisé dans ce domaine de lutte. Le flotteur devait être particulièrement bien préparé puisque contrairement à l'évolution générale, sa coque pouvait être constituée de bois, voir de matériaux composites. Le fait qu'il s'approche de très ou trop près des mines faisaient qu'il fallait l'immuniser le plus possible de ces engins. Cela a un coût non-négligeable et ces techniques de construction dimensionne la taille du navire, et donc la possibilité de le projeter. Par exemple, les chasseurs de mines tripartite, dont la coque est en matériaux composites, nécessitent un bâtiment de soutien pour pouvoir mener une mission dans la durée loin des ports de la Marine nationale.

Avec la marsupialisation la donne change dans la lutte contre les mines. L'apparition des "poissons" téléopérés depuis le bord permet d'approcher de la menace sans mettre en danger les plongeurs et le navire. Cette évolution technique, qui pourrait être considérée comme "banale", implique poutant une très lourde évolution : si hommes et navire peuvent être éloignés de la menace, alors le degré de spécialisation de la plateforme diminue. Le futur système SLAMF est la matérialisation de cette évolution. A l'orée de 2030, le chasseur de mines portera différents systèmes de drones. Le premier d'entre eux sera un drone de surface (USV) porte-drones. Il déploiera senseurs de surface et sous-marins. Cette évolution fait que le navire porteur de ces systèmes, au coeur de la marsupialisation, n'aura plus besoin d'être aussi spécialisé dans la lutte anti-mines : si les systèmes et les hommes oeuvrent aussi loin, ou suffisamment loin, du navire porteur, alors la construction du navire de lutte anti-mines ne nécessitera plus des normes amagnétiques aussi contraignantes. Il en découlera que le coût du navire de lutte anti-mines baissera significativement, ce qui fait qu'il sera possible de gagner en tonnage et en capacités de projection, sans nécessité forcément un navire de soutien dédié.

Ce qui peut être intéressant, c'est que le degré de spécialisation de la plateforme se déplace du navire vers le senseur ou l'effecteur déporté : ce n'est donc plus le navire anti-mines qui est intégralement conçu dans cette perspective, mais ce sont les "poissons" et les futurs drones qui seront conçus et construit autour de ces normes de lutte anti-mines.

Il serait même envisageable de porter la logique à son paroxysme : s'il ne s'agit plus que de porter des systèmes de lutte anti-mines, alors est-ce qu'une frégate anti-sous-marine pourrait, via un radier, emporter ces futurs drones porte-drones ? Cette hypothèse de réflexions doit rejoindre celle où la frégate anti-sous-marine poursuivra elle aussi sa marsupialisation par le recours à différents drones de surfaces et sous-marins. A l'avenir, il peut être envisageable que le sonar remorqué s'accompagne de drones sous-marins et de porte-drones de surface pour constituer un horizon de détection permanent et à différents niveaux de profondeur.
Est-il même possible d'envisager que cela se fasse à la demande puisque les drones porte-drones et les équipages pourraient être projetés par voie aérienne pour rejoindre la base avancée la plus proche du théâtre afin d'embarquer sur la frégate de lutte contre les menaces sous-marines ? Le navire spécifiquement conçu pour la lutte anti-mines disparaîtrait totalement, et il n'y aurait plus que des entraînements du groupe de guerre des mines à bord de telle ou telle frégate, un peu comme un BPC sert pour la mission Jeanne d'Arc à tour de rôle.

Quoi qu'il en soit, et comme pour le porte-avions, il est possible de retrouver ce processus qui déplace les exigences de la lutte qui pèsent sur la conception du navire porteur vers les organes déportés.

http://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/images/air/actualites/images-2011/images-juin-2011/vue-d-artiste-de-deux-patrouilles-mixtes-neuron-rafale/1249717-1-fre-FR/vue-d-artiste-de-deux-patrouilles-mixtes-neuron-rafale_imagelarge.jpg

Les UCAV pourraient procéder de la même logique. C'est l'hypothèse où le nEURON donnerait un développement opérationnel. Les machines issues de ce développement pourraient, par exemple, et vraiment à tout hasard, embarquer et opérer à bord du porte-avions Charles de Gaulle. Depuis un porte-avions, ces futurs et hypothétiques drones sont forcément les organes, les effecteurs déportés du navire, puisque c'est le principe de la plateforme. Mais est-ce que la logique s'arrête là, c'est-à-dire dans la conception et la mise en oeuvre d'un drone pouvant opérer là où les dangers de pertes humaines sont trop élevés pour le politique ? Il se pourrait que l'UCAV s'insère dans les mêmes développements que la lutte anti-mines : que les exigences qui pèsent sur la conception, le développement et la production de la plateforme "porteuse" glisse de celle-ci à ce nouvel organe déporté. Prenez l'exigence de la furtivité qui semble bel et bien être un plus dans les missions de pénétration et de reconnaissance. La mise en oeuvre d'un UCAV furtif comme le nEURON répondrait au concept de marsupialisation : le coeur de l'architecture des forces demeurerait l'articulation entre le porte-avions et les Rafale. Mais les UCAV viendraient compléter ce couple avec des plateformes spécialisées ou spécialisables dans la destruction des défenses aériennes ennemies, dans la reconnaissance ou dans d'autres domaines. Les nouvelles exigences, comme la furtivité, passerait donc de l'aéronef piloté vers le drone : il est bien moins coûteux de construire un drone furtif d'une dizaine de tonnes plutôt qu'un avion de cinquième génération, et notamment furtif.

Le drone, notamment aérien, n'aurait alors pas comme vocation, dans le cadre de la marsupialisation, de remplacer le vecteur aérien piloté, mais bien de le compléter. Le Rafale demeurerait donc le coeur du groupe aérien embarqué, et les UCAV et autres drones MALE graviteraient autour de lui, soit pour le remplacer dans des missions trop spécialisées où il faut un appareil spécifique (pénétration en milieu très hostile, MALE en appui air-sol), soit pour servir de multiplicateur de forces à l'avion piloté (futurs drones ravitailleurs ?).

C'est en cela que la marsupialisation peut apporter des développements intéressants pour l'avenir de la flotte de surface et sur sa place stratégique. Il y a une lutte entre la marine macrocéphale (école historique) et la marine équilibrée, pyramidale (Jeune école) : ce que l'on peut dire, c'est que la place des grandes unités dans les flottes peut craindre de l'arrivée de ces nouveaux escorteurs.
Mais aussi à propos de la stratégie des moyens car ce concept permettrait d'enfermer les développements technologiques budgétivores dans la place qui est la leur dans les systèmes de force. Ainsi, il serait possible de mieux répartir l'effort des coûts selon où se situe le morceau du système de forces dans le champ de bataille.
En plus, la marsupialisation permettrait une très grande modularité, voir une modularité totale puisque la plateforme embarquerait des systèmes conçus pour se greffer sur un porteur. A l'instar du porte-avions, les différents systèmes d'armes pourrait tout aussi bien survivre à la plateforme que cette dernière survivre à différents systèmes d'armes.

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