09 octobre 2012

Qu’est ce qu’un trois-ponts ?

© Léon Haffner, vaisseau trois-ponts sous voile.

L'auteur du blog "Trois Ponts" me fait l'honneur de répondre longuement et de manière très complète à quelques questions concernant ces navires de ligne : un grand merci à lui !


Les trois ponts laissent derrière eux bien des fantasmes qui semblent loin de la réalité. Il n'est pas inintéressant de se pencher sur le sort de ces unités majeures. Il y a un décalage intéressant entre le "mythe" que ces vaisseaux représentent et leur valeur réelle, leur nécessité réelle dans les flottes. D'autre part, cette valeur, plus symbolique que militaire, se payait par des coûts de construction, de mise en œuvre opérationnelle et d'entretien très élevés.

Il peut être intéressant de considérer la place de ces navires dans leur époque et de se laisser aller de trouver qui, dans nos flottes actuelles, déplacerait une puissance unitaire affaibilie par des qualités nautiques intrinsèques trop médiocres pour pouvoir l'exprimer, paradoxalement. Les parallèles seront assez difficiles à effectuer puisque la composition des flottes et l'art de la guerre navale ont tout les deux radicalement changé. Par exemple, à l'époque l'éclairage de la flotte était essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, assuré par des frégates quand, aujourd'hui, c'est une unité majeure, comme le porte-avions ou le sous-marin nucléaire, qui peut le faire. 

Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est un trois-ponts ?

Comme son nom l’indique, un vaisseau à trois-ponts est « un bâtiment disposant de trois batteries continues et couvertes […] Par batterie continue, entendez suite d’artillerie, donc de sabords tribués régulièrement de la proue à la poupe ». C’est là une définition simple et classique de ce type de vaisseau, emprunté à M. Jean Boudriot. Je précise très rapidement ceci car nous avons la chance, en France, d’avoir en Jean Boudriot une véritable référence internationale en ce qui concerne l’architecture et la construction navale des XVIIe et XVIIIe siècles. Sa série d’ouvrages et d’articles constituent une source d’informations exceptionnelle sur le sujet et je dois préciser que la majeure partie de mes connaissances sont issus des écrits de ce grand spécialiste. Pour être honnête, je dois dire que sans les travaux historiques de Jean Boudriot, le blog Trois-Ponts! n’existerait probablement pas.

Il est important, pour bien comprendre la place qu’occupe le trois-ponts dans une flotte à l’époque de la marine à voile, de distinguer les différents types de bâtiments et de vaisseaux existant à cette époque. Il faut donc distinguer, d’une part les bâtiments pouvant constituer la ligne de bataille, ce sont les bâtiments dits de haut-bord, il s’agit des vaisseaux de ligne, qui ont deux ou trois ponts ; et d’autre part les bâtiments de bas-bord, caractérisés par leur pont unique, il s’agit des frégates, corvettes, bricks, etc. qui ne sont jamais engagés en ligne et qui ont un simple rôle d’accompagnement, de découverte, de liaison avec les colonies, de protection des côtes ou des convois. Bien entendu, la valeur militaire d’une marine se juge avant tout d’après le nombre de bâtiments de haut-bord, c’est à dire de vaisseaux de ligne. C’est leur engagement contre d’autres vaisseaux de ligne qui donne lieu à une bataille navale, les vaisseaux de chaque partie étant classiquement disposés suivant une ligne, d’où leur dénomination.

Il y eut, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, différents classements visant à regrouper les vaisseaux selon leur grandeur et leur force. D’une manière générale, le classement des navires de guerre s’effectuait en cinq rangs, eux-mêmes divisés en ordres, définis par leur nombre de canons. Ce type de classification n’existe plus en France à partir de 1786, année durant laquelle la Marine française adopte, notamment grâce au Chevalier de Borda, Directeur des constructions, assisté de l’ingénieur Sané, trois plans types uniques visant à simplifier, « standardiser » diront certains, le matériel naval français. Les vaisseaux sont ainsi ramenés à trois modèles : les deux-ponts de 74 (plan-type adopté en 1782) et 80 canons (plan-type adopté en 1787), et le trois-ponts de 118 canons (plan-type adopté en 1785). Il s’agit là d’une grande avancée ! Jusqu’alors, la marine française était en effet constituée de vaisseaux forts différents les uns des autres, armés de 50-52-54-56-58-60-62-64-66-70-72-74-78 -80-90-100-110-116 canons. Je précise que, assez paradoxalement, les vaisseaux français dits de 74, 80 et 118 canons portaient respectivement – selon la période – plus ou moins 80, 86 et 124 canons.

Après l’Empire, on adoptera en 1824 de nouveaux types de vaisseaux : le 120 canons, le 100 canons, le 90 canons et le 80 canons. Relativement peu de ces vaisseaux seront construits, et l’on se contentera pour l’essentiel des navires de type Sané jusqu’à l’apparition de la vapeur et de la cuirasse, en 1850-1860.

Ce type de bâtiment était-il répandu dans les marines de l’époque ?

Il faut, concernant la construction navale française, distinguer deux époques très différentes : le XVIIe et le XVIIIe siècle, ainsi que l’avant et l’après adoption des plans type Sané-Borda datant des années 1780.

Durant la plus grande partie du règne de Louis XIV, le trois-ponts est omniprésent. En effet, malgré ses nombreux défauts, ce type de vaisseau conserve une certaine réputation. La France se met à construire des trois-ponts en nombre important à partir des années 1660, années de création de ce que l’on a coutume d’appeler « la première marine de Louis XIV », lorsque ce dernier commence à vouloir faire du royaume une puissance maritime digne de ce nom, capable de rivaliser avec, notamment, les marines anglaise et hollandaise. A cette époque, il est important de préciser que tous les trois-ponts construits ne sont pas nécessairement des vaisseaux de première grandeur, bien au contraire. En effet, la plupart sont seulement des bâtiments de force moyenne, percés à treize ou quatorze dans leur batterie basse – qui est armée théoriquement de canons de 36 et de 24 – et ne portant que de 76 à 90 canons en tout. Ces vaisseaux, trop courts et trop hauts, sans qualités, sont rapidement abandonnés et l’on peut considérer que, dès les années 1690 en France, la formule trois-ponts est uniquement réservée à des vaisseaux de première grandeur – portant plus de 90 canons – percés à quinze voire seize, pour les plus grands d’entre eux, et armés de 36 dans leur batterie basse, ce qui n’est pas forcément le cas en Angleterre, notamment, qui restera encore longtemps fidèle aux “petits” vaisseaux trois-ponts. Durant le règne de Louis XIV, 56 vaisseaux à trois-ponts sont construits.

Tout change au siècle suivant, siècle durant lequel la formule trois-ponts, largement critiquée, est délaissée au profit du deux-ponts. Pour illustrer cette idée, il me suffit de citer quelques chiffres : entre 1694 et 1785, année de l’adoption des plans types Borda-Sané, seuls 8 trois-ponts sont construits, tous percés à quinze, à l’exception du Royal Louis de 1758, percé à seize. Un neuvième bâtiment de ce type, le Royal Louis construit par Blaise Ollivier au tout début des années 1740, également percé à seize, est détruit sur cale peu avant son lancement (Voir Les Royal Louis de la Marine française). En parallèle, la France met en chantier plus de 200 vaisseaux à deux-ponts. Sur les neuf trois-ponts mis en chantier, cinq le seront durant le règne de Louis XV et aucun ne sera jamais véritablement armé. Le premier, le Foudroyant, ne naviguera pas et pourrira à Brest pendant 20 ans ; le deuxième, le Royal Louis de Blaise Ollivier ne sera pas achevé car, nous l’avons dit, il est détruit par incendie sur son chantier à la fin de l’année 1742 ; le troisième, le Royal Louis de Jacques-Luc Coulomb, ne fera jamais de véritable campagne ; les deux derniers, la Ville de Paris et la Bretagne, resteront également totalement inactifs jusqu’au commencement du règne de Louis XVI (1774) et le début de la guerre d’indépendance américaine (1775). Enfin, les quatre trois-ponts rapidement construits lors de l’entrée en guerre de la France dans la guerre d’indépendance – le Terrible et le Majestueux sur les plans de l’ingénieur J.-M.-B. Coulomb à Toulon ; le Royal Louis sur les plans de Guignace à Brest ; l’Invincible, sur les plans de Clairin Deslauriers à Rochefort – se révéleront assez rapidement être de médiocres bâtiments. Si l’Histoire de tous ces bâtiments vous intéresse particulièrement, je vous invite à (re)lire mon article consacré aux trois-ponts français du XVIIIe siècle.

Il faut attendre 1786, avec les plans de l’ingénieur J.-N. Sané, dressés à l’initiative du chevalier de Borda, pour que soit conçu un vaisseau à trois-ponts alliant à la force les meilleures qualités à la mer. A la suite du concours de 1782, pour l’adoption du plan type pour les vaisseaux de 74 canons, le chevalier de Borda suit en effet la même démarche pour les plans d’un vaisseaux trois-ponts. Le 118 canons de Sané, percé à seize, est adopté en 1785. Le programme de 1786 organise la Marine française en 9 escadres, chacune avec un trois-ponts à sa tête, les anciens trois-ponts de 110 canons devant être progressivement remplacés par des 118. Plus précisément, le programme prévoit la construction de 9 vaisseaux de 118 canons, 12 de 80, et 60 de 74. On remarque donc, ici encore, que le trois-ponts n’est pas destiné a constituer le gros des forces navales françaises. Son rôle est avant tout de porter le pavillon de l’amiral commandant l’escadre. En tout, 16 vaisseaux de 118 canons seront finalement mis en chantier, 15 seront lancés, auxquels nous pouvons ajouter deux autres vaisseaux à trois-ponts – le Commerce de Paris et l’Iéna – d’un type particulier, dit de 110 canons, construits au début de l’Empire. En parallèle, durant la même période (1780 – 1814), la France mettra en construction 47 vaisseaux de 80 canons et 130, environ, vaisseaux de 74 canons. Bref, on le constate une nouvelle fois, même si le 118 canons de Sané jouit d’une excellente réputation, il ne constitue qu’une infime partie de la composition de la Marine française à la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle.

Le vaisseau à trois-ponts est toutefois plus répandu dans les marines britannique et espagnole. Les espagnols commencent véritablement à construire des trois-ponts durant la dernière partie du XVIIIe siècle, notamment avec la fameuse Santisima Trinidad, dont la construction commence à La Havane, à Cuba, en octobre 1767. En 1783, l’ingénieur José Romero y Fernández de Landa donne les plans d’un nouveau vaisseau à trois-ponts de 112 canons : la Santa Ana. Sept autres trois-ponts, fleurons de la marine espagnole de la fin du siècle, seront construits à partir de ces mêmes plans : les vaisseaux Mejicano, Conde de Regla, Real Carlos, Salvador del Mundo, Reina Luisa, San Hermenegildo et Principe de Asturias. En 1796, la marine espagnole compte dans ses listes 76 vaisseaux de ligne. Parmi eux 13 sont des vaisseaux à trois-ponts, auxquels on peut ajouter le San Carlos et le Rayo, vaisseaux deux-ponts transformés en trois-ponts au début des années 1800. Proportionnellement, on remarque que le trois-ponts est bien plus « apprécié » chez les Espagnols que chez les Français. Je doute même que la France n’ait jamais eu treize vaisseaux à trois-ponts simultanément dans ses listes au cours des XVIIIe et XIXe siècles.

Quant aux Anglais, ils construisent 23 vaisseaux trois-ponts entre 1755 et 1785, 24 entre 1785 et 1830. Sans commentaire…

Je terminerai ma réponse en faisant un simple constat. Durant la célèbre bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, l’escadre britannique compte 7 vaisseaux à trois-ponts (et 20 vaisseaux à deux-ponts), l’espagnole a 4 trois-ponts (et 11 deux-ponts), l’escadre française ne compte quant à elle aucun trois-ponts (pour 18 vaisseaux à deux-ponts) !

Vous dîtes que les trois-ponts avaient mauvaise réputation en France au XVIIIe siècle ?

Je pense que le très faible nombre de trois-ponts français construit durant ce siècle témoigne effectivement du peu d’importance accordée à ces vaisseaux. En 1777, un officier de la marine va même jusqu’à affirmer que « les vaisseaux à trois-ponts affaiblissent notre marine par le peu d’occasion qu’ils peuvent avoir de pouvoir ouvrir leur première batterie. Les Anglais se sont plus fourvoyés que nous sur cet objet. Laissons les faire et pour nous, établissons nos forces réelles par  des vaisseaux de 80 et de 74 canons ». Sur les trois-ponts de cette période en effet, les sabords inférieurs sont si bas et si proches de la ligne de flottaison qu’une mer un peu forte interdit l’usage de la batterie basse, ce qui est d’autant plus regrettable que cette batterie est armée des canons les plus puissants.

En juillet 1761 déjà, le premier constructeur Jacques-Luc Coulomb (1713 – 1791), issu d’une famille très réputée de constructeur naval toulonnais reconnue et qui a conçu le Royal Louis de 1758, vaisseau sans qualité, rédige un mémoire dans lequel il fait un véritable procès au vaisseau à trois-ponts, et le condamne sans appel. Les reproches alors fait à ce type de vaisseau sont toujours les mêmes : faibles qualités à la mer, stabilité médiocre, centre de gravité trop élevé, trop lourd, forte tendance à dériver.

C’est précisément à cette époque que l’on commence à construire, en France, plusieurs bâtiments d’un nouveau type, les grands deux-ponts de 80 canons pourvus d’une batterie basse percée à quinze et bientôt armés de canons de 24 à la deuxième batterie, caractéristiques jusque là réservée aux seuls vaisseaux à trois-ponts (lire à ce propos l’article Les vaisseaux de 80 canons français de 1740 à 1785). La force de ce deux-ponts est considérable et lui permet même de pouvoir soutenir le feu d’un trois-ponts classique. Dans ces conditions, pourquoi construire des trois-ponts, à peine plus puissants, ayant des qualités à la mer bien moins satisfaisantes, et beaucoup plus coûteux à construire ? D’autant que les finances du Royaume ne sont alors pas au mieux.

Cette problématique se vérifie par exemple peu avant la mise en construction du vaisseau trois-ponts La Bretagne. Le 4 décembre 1762, suite à la décision des États de Bretagne de financer la construction d’un vaisseau de premier rang, le ministre de la Marine, le duc de Choiseul écrit : « S. M. est très sensible aux nouvelles preuves qu’ils ont donné de leur affection pour ce service a agréé ce vaisseau et le constructeur qu’ils ont choisi. Elle auroit cependant désiré qu’au lieu d’un vaisseau de cette force, les États en eussent fait construire un de 80 avec une frégate, parce que de l’avis môme des constructeurs les plus habiles les vaisseaux de 100 canons n’ont pas les mêmes qualités que ceux de 80, ni une aussi belle batterie ». Le 14 janvier 1763 : « Quelque solides que m’aient paru les raisons que vous avés données pour faire connaître la nécessité d’avoir des vaisseaux de cette force, lui écrivit-il, je ne puis pas croire que de pareils vaisseaux soient plus utiles au Roi que ceux de 80 canons portant du 24 à leur seconde batterie… » Le ministre donne finalement son accord en posant toutefois une réserve : l’artillerie du vaisseau doit être répartie en trois batteries sans aucune pièce sur les gaillards. Cette condition avait également été posée lors de la construction de la Ville de Paris.

Il existe d’ailleurs, à propos de la Ville de Paris, une anecdote intéressante, qui illustre également la mauvaise réputation des trois-ponts en France. Quelques mois avant la bataille d’Ouessant, le 27 juillet 1778, le comte du Chaffault, lieutenant général des armées navales françaises, refuse purement et simplement d’embarquer sur la Ville de Paris, qu’il n’apprécie guère, notamment du fait de sa tendance incoercible à dériver. Il lui préfère alors la Couronne, vaisseaux deux-ponts de 80 canons. La Ville de Paris portera finalement la marque du comte de Guichen. Ce bâtiment sera le seul trois-ponts français capturé par l’ennemi au combat, si l’on écarte les circonstances particulières de la capture du Commerce de Marseille à Toulon en 1793. A la suite de la capture de la Ville de Paris et de l’amiral de Grasse, qui était à son bord, lors de la bataille des Saintes en avril 1782, le marquis de Castries, ministre de la Marine, demanda aux amiraux de quitter leur vaisseau amiral lors de l’affrontement contre une escadre ennemie, et de diriger le combat à partir d’une frégate. Il ne me semble pas que ces directives aient été souvent respecté.

Pourriez-vous préciser les efforts qui devaient être fournis pour concevoir, construire et mettre en œuvre ces navires ? 

Il faut bien se rendre compte du sacrifice et du coût énorme que représente la construction d’un vaisseau de guerre, et notamment d’un trois-ponts, à cette époque : matériaux ; main d’œuvre, la construction d’un bâtiment de cette force nécessitant près d’un millier d’ouvriers, travaillant prés de 12 heures par jour ; armement du bâtiment non seulement en artillerie, mais également en hommes ! A la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle, un trois-ponts compte en principe 1100 hommes d’équipage environ, un 80 canons 800 hommes et un 74 canons 700. C’est là un facteur important à prendre en compte, à une période où la marine militaire française manque cruellement de marins expérimentés.

La construction d’un trois-ponts réclame en outre, pour certaines pièces, des bois de très fortes dimensions, rares et chers, obtenu à partir de grands chênes âgés parfois de plusieurs siècles. La construction est d’autant plus risqué qu’il est alors difficile, voire impossible, de déceler les défauts du bois utilisé pour la construction du bâtiment, défauts risquant de causer rapidement un prompt dépérissement du vaisseau. A cela s’ajoute le coût important du doublage en cuivre des vaisseaux, qui se généralise en France après la guerre d’Indépendance américaine, ainsi que le clouage et chevillage en bronze (on substitue le bronze au fer à partir de 1785).

A ces coûts du vaisseau au moment de son premier armement viennent également se greffer ceux nécessités par l’entretien et les réparations du bâtiment au cours des années de sa vie. Les vaisseaux ont régulièrement besoin de radoub, c’est à dire d’une révision complète, voire d’une refonte, c’est à dire d’une reprise intégrale de sa structure entrainant souvent le remplacement de nombreuses pièces de charpente. Une telle refonte pouvant très bien être aussi onéreuse que la construction d’un nouveau vaisseau du même type, vous comprendrez aisément que l’on y réfléchissait à deux fois avant de commencer de tels travaux !

Dans l’un de ses articles, Jean Boudriot, s’appuyant sur un rapport d’une commission chargée en 1826 d’établir l’importance des matières consommées pour les bâtiments de la marine française, estime que le coût d’un trois-ponts équivaut environ à 1,55 fois le prix d’un deux-ponts armé de 74 canons : 2.564.421 livres pour le 118 canons, 1.961.741 livres pour le 80 canons, 1.648.660 livres pour le 74 canons.

Un trois-ponts représentait-il une puissance significativement supérieure par rapport à un navire à deux ponts ?

A l’époque de la marine à voile, la force d’un vaisseau de ligne est apprécié selon le nombre de ses canons, et surtout selon le calibre de ces derniers, c’est à dire le poids – et non le diamètre – de leurs projectiles, exprimé en livres. Le vaisseau est surtout caractérisé par la force de sa batterie basse (ou première batterie), c’est à dire par la batterie la plus proche de la ligne de flottaison, en principe la plus puissante. Il faut bien comprendre que la puissance d’un bâtiment de guerre ne vient pas tant du nombre de ses canons que des calibres de ces derniers.

Au XVIIe siècle, n’est reconnu comme vaisseau de ligne que les bâtiments armés à leur batterie basse de canons du calibre minimum de 18 livres. Les vaisseaux de cette époque portaient généralement un nombre de canons exagéré par rapport à leurs dimensions. Ceci explique le nombre important de trois-ponts construits durant cette période, et leur faibles qualités à la mer. La formule deux-ponts est moins handicapée par cette artillerie excessive. Les plus grands vaisseaux deux-ponts percés à treize pour du 24 sont d’ailleurs souvent reconnu comme de bons vaisseaux, de même que les deux-ponts percés à treize et portant du 36 construits à la toute fin du siècle. Les plus petits par contre, percés à onze ou douze sabords, pour des canons de 18 ou de 24, étaient de bien médiocres bâtiments.

Durant la première partie du XVIIIe siècle, la formule deux-ponts s’organise en vaisseaux de 50 canons percés à onze ou douze pour du 18, de 64 canons percés à douze pour du 24, et de 74 canons percés à treize pour du 36. Peu à peu, l’augmentation de la puissance de feu fera abandonner, pour l’armement de la batterie basse, le calibre de 18 puis de 24. La France stoppe ainsi la construction des vaisseaux de 50 canons à partir des années 1750, puis des vaisseaux de 64 canons à la fin de la décennie 1770. Parallèlement, on construit des vaisseaux de 74 canons de plus en plus grands, et le vaisseau deux-ponts de 80 canons apparait dans les années 1760. Si bien qu’à l’issue de la Guerre d’Amérique, un vaisseau de ligne est nécessairement armé de canons de 36 à sa première batterie.

Ces changements sont la conséquence logique de l’arrivée, dans les années 1740, de la « frégate moderne ». Cette dernière entraine rapidement, je l’ai dis, l’abandon des vaisseaux armés de 50, 56 puis de 64 canons. Pourquoi ? Tout simplement parce que ces deux-ponts, trop faiblement armés, n’ont plus la moindre utilité ! Ils ne sont pas assez puissants pour avoir une chance de succès contre les vaisseaux plus lourds, et sont trop lents pour affronter efficacement les frégates. Dés lors en France, on fait le choix, après la guerre d’indépendance américaine, de ne construire que de grands vaisseaux, et notamment de grands deux-ponts !

Est ce qu’un 74 ou un 80 canons peut rivaliser au combat avec un trois-ponts ? Sur le papier naturellement, un trois-ponts est plus fort qu’un deux-ponts, non seulement du fait de son artillerie plus nombreuse, mais également par l’épaisseur et la hauteur de ses murailles. Un trois-ponts est en effet plus solide et plus haut qu’un deux-ponts, avantages très importants dans le combat rapproché, durant lequel l’équipage d’un deux-ponts aura quelques difficultés, du fait du troisième pont de son adversaire, à partir à l’abordage du trois-ponts. Pour autant, l’affrontement d’un deux-ponts contre un trois-ponts n’était pas perdu d’avance, loin de là. A Trafalgar, par exemple, le 74 canons français le Redoutable tient largement tête au Victory, qui subit de très lourds dégâts durant le combat. Il faudra l’intervention d’un second trois-ponts, le Temeraire, pour sauver le vaisseau amiral anglais.

J’ai lu dans un billet de votre blog que plusieurs vaisseaux à trois-ponts français avaient été armé avec des canons de 48 livres dans leur batterie basse, pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est exact. A ma connaissance, seuls trois vaisseaux sont concernés par cette question. Le premier trois-ponts devant être armé de canons de 48 est le Royal Louis de François Coulomb, vaisseau de 110 canons mis en chantier le 9 avril 1692 et lancé le 22 septembre de la même année. Ce bâtiment est le vaisseau le plus important que l’on ait construit sous le règne de Louis XIV. La première batterie devait effectivement, à l’origine, être armée de 30 canons de 48 livres, chose jamais vue jusqu’alors. Assez rapidement cependant, cette artillerie fut jugée trop ambitieuse car trop pesante et ne put être utilisée par le Royal Louis, ceci pour des raisons de stabilité. On leur substitua des pièces de 36 livres. Les canons de 48 servirent finalement à l’armement de la batterie royale faisant partie des défenses de la rade de Brest, où ils assurèrent pendant plus d’un siècle le service de la batterie.

Lors de la guerre d’indépendance américaine, je l’ai déjà évoqué, la France entreprit rapidement la construction de quatre nouveaux trois-ponts :  le Terrible et le Majestueux, sur les plans de l’ingénieur J.-M.-B. Coulomb, à Toulon ; le Royal Louis, de Guignace à Brest ; l’Invincible de Clairin Deslauriers à Rochefort. Tous ces trois-ponts, percés à 15 et armés de 110 canons, entrèrent en service au tout début des années 1780. Parmi eux le Royal Louis, le cinquième, fut construit pour porter des canons de 48 livres, et non de 36, dans sa batterie basse. Finalement, il les portera jusqu’en décembre 1782, date à laquelle ces canons furent installés sur le Majestueux qui ne les gardera que quelques mois, jusqu’en février 1783.

Dans tous les cas, les canons de 48 furent retirer à cause de leur poids trop important, qui mettait en péril la stabilité du bâtiment, et qui rendait difficile leur maniement au combat.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les trois-ponts du XIXe siècle ?

Après la chute de l’Empire, la Marine française, sortant de 25 ans d’isolement, confronte son matériel avec celui des puissances maritimes anglo-saxonnes et il semble évident que les bâtiments qui doivent être construits ne peuvent l’être sur les anciens plans de Sané qui remontent, en ce qui concerne les vaisseaux de ligne, à l’Ancien Régime. Ces bâtiments ne sont en effet pas adaptés à une artillerie qui, depuis l’adoption des caronades, a augmenté. Le baron Tupinier propose l’adoption de nouveaux plans pour les diverses catégories de bâtiments, programme caractérisé par l’emploi généralisé d’une artillerie au calibre uniforme de 30, l’ancien calibre de 36 étant abandonné. En vérité, on se contentera assez largement, dans les marines de la Restauration puis de la Monarchie de Juillet, des vaisseaux construits sous l’Empire (voir l’article consacré aux Vaisseaux de la commission de Paris de 1824).

Concernant les vaisseaux à trois-ponts, un plan type, conçu par l’ingénieur Leroux, est adopté en 1837. Au total, cinq vaisseaux de ce type seront mis en chantier, seul le Valmy, le plus important vaisseau de guerre en bois jamais construit (longueur 64.20 mètres, largeur 16.80 m, creux 8.55 m) sera achevé, lancé à Brest le 25 septembre 1847. La raison en est simple : l’apparition de la vapeur et de l’obus explosif remettent tout en cause, et malheureusement ce vaisseau est déjà « dépassé » avant même sa mise en service. Au XIXe siècle, on se contente comme je l’ai dit des 118 canons de Sané. Quatre d’entre eux (le Tonnant, le Souverain, le Montebello et la Ville de Paris -ex le Marengo-) sont d’ailleurs équipés de moteurs à vapeur entre les années 1850 et 1860.

Un trois-ponts mixte est également construit par les Français de 1853 à 1855 : la Bretagne, très vite obsolète également en raison de l’apparition des cuirassés.

Est-il vrai que l’homogénéisation des calibres des bouches à feu a accru la puissance des batteries flottantes, et des trois-ponts en particulier ? Était-ce une évolution similaire à l’apparition du cuirassé Dreadnought ?
 
En 1821, il est effectivement adopté un nouveau calibre dans notre artillerie, celui de 30 livres destiné dans un premier temps à remplacer celui de 36, jugé trop lourd. Je rappelle que jusqu’alors, l’artillerie de la Marine française est fixée par les tables établies par Gribeauval en 1786, cette ordonnance définissant la puissance des canons en fonction du poids du boulet : 36, 24, 12, 8 long, 8 court, 6 long, et 6 court. A cela s’ajoute le canon de 4, abandonné en 1786, mais repris en 1787. En vérité, l’idée de l’adoption du calibre de 30 n’est pas vraiment nouvelle. Au XVIIIe siècle déjà, le calibre de 30 avait été proposé en remplacement du vieux calibre de 36. Durant le Premier Empire également, on avait pensé au remplacement du canon de 36 par le canon de 30. Dés 1805, Napoléon avait également suggéré à son ministre l’homogénéisation des calibres de l’artillerie des vaisseaux, sans suite…

On peut considérer ce calibre de 30 comme l’équivalent du 32 anglais, étant donné que les livres anglaises sont d’un poids inférieur à la livre française.

Au départ l’idée était d’armer avec ce calibre nos vieux vaisseaux trop fatigués pour porter du 36, le 30 étant bien entendu sensiblement plus léger. Par la suite, l’objectif a été de donner une certaine unité à l’armement des bâtiments français, ceci avec l’emploi de canons longs et courts, et de caronades et canons obusiers. Ainsi l’ordonnance de 1838 ne prévoit que des pièces de 30 pour les vaisseaux de 120, 100, 90 et 80 canons, et pour les frégates de 60 à 40 pièces. L’adoption du calibre de 30 n’offrait en fait que des avantages. En effet, l’emploi de canons courts et longs ainsi que de caronades, tous du même calibre, devait à la fois, pour répondre à votre question, augmenter la puissance de feu du bâtiment tout en permettant un tir plus rapide, la pièce de 30 étant, je le répète, plus légère que le 36, et donc plus facile à manœuvrer.

Pour autant, on ne peut certainement pas comparer cette évolution avec l’apparition du cuirassé Dreadnought. Le Dreadnought fut en 1906 une révolution qui, par définition, remettait tout en cause, dans le sens où sa construction rendait obsolète tous les navires alors en service. Rien de tel avec l’adoption du calibre de 30 et l’unité de l’armement des bâtiments français.

En fait, durant la première partie du XIXe siècle, la première véritable révolution, car il y en eût beaucoup, est l’adoption, en 1827, du redoutable canon-obusier à la Paixhans, « artillerie destinée non à armer les vaisseaux, mais à les détruire ». Contrairement aux canons et aux caronades, simples bouches à feu tirant des boulets massifs ou de la mitrailles, antérieurement utilisées, le canon-obusier lançait des boulets explosifs. Cette évolution est fondamentale, car l’utilisation de cette nouvelle artillerie va imposer le blindage, qui va lui-même imposer la vapeur, condamnant ainsi la marine à bois et à voiles.

Une petite bibliographie à nous proposer ?

Avant tout les travaux de Jean Boudriot ; je pense notamment à son ouvrage Les vaisseaux de 74 à 120 canons, publié aux éditions Ancre, mais aussi à ses articles publiés par la revue Neptunia et consacré aux Royal Louis (numéros 112 et 113) et au vaisseau de 118 canons l’Océan (numéro 102). Sur les trois-ponts français du XVIIe siècle, je ne saurais trop vous conseiller l’ouvrage de Jean-Claude Lemineur Les vaisseaux du Roi Soleil, également publié aux éditions Ancre. Enfin, la monographie de Gérard Delacroix sur le vaisseau le Commerce de Marseille, ainsi que l’ouvrage de Claude Forrer et Claude Roussel-Youenn sur le vaisseau la Bretagne (1762 – 1796), portent également sur ce vaste sujet et devraient donc vous intéresser.

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