14 novembre 2013

De Sadowa à Berlin : l'échec du projet géopolitique allemand

© Archives Larousse. L'unité allemande (1815-1871).














































   

« Ainsi, c’est la puissance française qui déclenchera l’unité allemande ». Goethe dira que le cri révolutionnaire (« Vive la Nation ! ») est « le début d’une nouvelle époque de l’histoire du monde »[1].


 La bataille d’Iéna (1806) eu plusieurs conséquences pour le mouvement national allemand :

  • premièrement, Napoléon abolit le Saint-Empire romain germanique ;
  • deuxièmement, après cette bataille, Johann Gottlieb Fichte prononce son discours à la nation allemande, « vrai » moment de la naissance de la nation allemande.

Au Saint-Empire romain germanique succède « au Congrès de Vienne la Confédération germanique (1815-1866) sous la présidence du nouvel Empire autrichien »[2]. Les traités de Westphalie avaient laissé un Saint-Empire romain germanique à 300 principautés et villes libres. La Confédération germanique permet que « le nombre de principautés et de villes libres fut réduit à trente environ »[3].



La construction de l’unité allemande au long du XIXe siècle est marquée par deux grandes batailles :

  • la première est celle de Sadowa (1866). « L’union de la nation [allemande] ne put aussi se réaliser à cause du contraste des pouvoirs entre les deux Etats de la confédération : d’une part l’Empire autrichien, qui défendait ses droits (solution de la Grande Allemagne), et, d’autre part, le Royaume prussien, qui prenait de l’essor par sa puissance économique et militaire (solution de la petite Allemagne). Cette lutte pour l’hégémonie entre les Habsbourg catholiques et les Hohenzollern protestants, c’est la Prusse qui, sous la conduite de Bismarck, l’emporta, contre la majorité des Etats allemands, pendant la guerre de 1866. La Prusse, après avoir dissous la Confédération, écarta l’Autriche de la future Allemagne »[4].
     
  • La seconde bataille marquante de cette construction de l’unité allemande est la bataille de « Sedan et la guerre franco-allemande de 1870 (allemande car associant, autour de la Prusse, des contingents des différents Etats allemands) »[5].



« L’Empire allemand de 1871, la création de Bismarck, était une union de l’Etat prussien, militaire et autoritaire, avec les milieux dirigeants de la bourgeoisie libérale qui s’était développée grâce au commerce et à l’industrie »[6].

 

L’histoire de l’unité allemande montre bien que le pivot en est la Prusse. C’est l’Etat prussien qui a porté la construction de l’unité allemande et y a imposé ses vues. Le conservatisme de la couronne prussienne imprégnera tant les institutions que la direction politique du Reich et son assise territoriale dominera les différents régimes qui se succéderont.



L’expansionnisme allemand est porté par un projet hégémonique. C’est-à-dire que l’Allemagne aspire à développer son assise territoriale en Europe, à travers la Mitteleuropa, au détriment de ses voisins, afin de mieux pouvoir se projeter dans le monde. La première guerre mondiale porte un coup d’arrêt temporaire à ces ambitions. Mais l’éclatement de la seconde guerre mondiale montre que Berlin réussit à atteindre son expansion territoriale maximale depuis la réalisation de l’unité allemande. Le Reich allait s’effondrer sous le poids de ses conquêtes.



C’est la fin du projet hégémonique allemand qu’il est possible de distinguer à travers le déplacement des populations allemandes depuis la Prusse et toute l'Europe de l'Est vers l’Allemagne de la rive gauche de l’Oder.

En quoi le déplacement des populations allemandes de Prusse et d'Europe de l'Est signifie-t-il l’échec du projet hégémonique allemand ?

 

Ce projet hégémonique échoue à réaliser ce que Carl SCHMITT nomme les « prises de terres et de mer » (I). Cette tentative infructueuse signe la fin de l’école de geopolitik allemande, de l’expansionnisme prussien mais aussi de la Prusse : donc du projet géopolitique allemand (II).

 

I – L’échec des tentatives de prise de Terres et de Mer

 

Le projet géopolitique allemand peut être représenté par la notion schmittienne de « prise de terres et de mer » : c’est-à-dire que le pangermanisme devait être le centre du projet d’union douanière de la Mitteleuropa (A). Cette base devait être suffisamment solide pour permettre à l’Allemagne de réaliser la prise de mer (B).

 

A – L’échec du pangermanisme pour la prise de terres


Dario BATTISTELLA postule dans son essai, Un monde unidimensionnel, que : « Les réalistes sont en effet majoritairement d’accord pour postuler que l’existence d’une puissance, bénéficiant d’un avantage en ressources à l’origine d’un déséquilibre des puissances en sa faveur, incite les autres Etats à pratiquer une politique d’équilibre, et par internal et/ou external balancing ».[7]

La production allemande d’acier dépasse celle de l’Angleterre au tout début du XXe siècle. Ce miracle économique allemande n’a que d’égal l’appétit industriel américain. Deuxième constat décisif pour l’opinion allemande, Berlin fait jeu égal sur le plan économique avec Washington. L’Allemagne va essayer d’équilibrer la puissance américaine par un processus d’internal balancing, c’est-à-dire d’augmentation de puissance interne.

 

Il s’ouvre alors dans l’esprit de la classe dirigeante allemande d’alors une place à prendre en Europe pour devenir une puissance mondiale. Etat continental, l’Allemagne se doit de sécuriser son assise territorial. Rudolf KJELLEN, géopolitologue suédois préconise ainsi une Europe fédérale dirigée par l’Allemagne comme base d’un empire colonial allemand. Friedrich RATZEL, second géopolitique phare dans la pensée allemande, définit l’espace vital ou l’espace de vie. RATZEL est un personnage très important car il est un des animateurs du pangermanisme qui vise au rassemblement de tous les germanophones dans un même espace politique. Mais ce pangermanisme visait également des buts économiques par l’annexion de tous les grands bassins charbonneux d’Europe, dans l’aire germanique, de la Silésie à la Lorraine.



Le désir expansionniste prussien trouve donc des fondements scientifiques, économiques et géopolitiques. Les buts de guerre de l’Allemagne pendant les deux guerres mondiales reflèteront ces conceptions. La réalisation de ces buts pendant la seconde guerre mondiale marqueront l’apogée mais aussi l’échec du pangermanisme.

 

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© Crédit inconnu. La Flotte allemande internée à Scapa Flow en 1919.

 

B – L’ascension ratée de l’Allemagne sur les mers


Carl SCHMITT relate ainsi, dans Le nomos de la Terre, que : « l’ordre mondial européo-centrique apparu au XVIe siècle s’est divisé en deux ordres globaux distincts, terrestre et maritime. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’opposition entre terre et mer devient le fondement universel d’un droit des gens global. Désormais il ne s’agit plus de mers intérieures comme la Méditerranée, l’Adriatique ou la Baltique, mais du globe terrestre entier, mesuré géographiquement, et de ses océans »[8].



Il ajoute un peu plus loin que : « Seule l’Angleterre réussit à passer d’une existence médiévale, féodale et terrienne, à une existence maritime, qui, purement marine, contrebalançait l’ensemble du monde terrien ».[9]

 

Par là, SCHMITT, citant HAUTEFEUILLE (historien du droit international de la mer) signifie que « L’océan, cette possession commune à toutes les Nations, est la proie d’une seule nation » [10].

 

Enfin, SCHMITT affirme qu’ « un équilibre entre les puissances maritimes aurait produit un partage des mers et détruit le grand équilibre entre terre et mer qui constituait le nomos de la terre dans le Jus Publicum Europaeum »[11].



C’est dans ce cadre conceptuel que se replace la construction d’une grande flotte par l’empire wilhelmien. Ce projet précédait le constat que l’Allemagne dépassait économiquement l’Angleterre. L’Allemagne se lance dans la construction d’une grande marine hauturière. Le projet envenime les relations avec l’Angleterre car il ne s’agit pas seulement de protéger les liaisons avec l’empire colonial allemand en gestation. Mais il s’agit bien de contester la maîtrise des mers à la Royal Navy.



Le règlement de la première guerre mondiale marque la livraison du gros de la flotte allemande à Londres (et elle se sabordera en 1919 au nez et à la barbe des anglais). Le plan Z, plan de réarmement naval du IIIe Reich, n’abouti jamais réellement car son achèvement était en 1946, non pas en 1939. La fin de la seconde guerre mondiale marque le déclassement naval de l’Allemagne.



Ainsi, un ouvrage comme Le basculement océanique mondial, ne cite que « deux grandes marines européennes […] semblent réussir à maintenir le niveau de leurs ambitions… »[12]. L’Allemagne ne compte plus comme puissance navale alors que les marines anglaise et française ont survécu comme acteur mondial.

 

II – La fin de l’espace de vie à travers la disparition de l’Etat prussien


A – De la fin des frontières ouvertes aux frontières naturelles


Dans Deutschland, Introduction à une science du pays natal, Friedriech RATZEL livre une analyse spécifiquement géographique de l’Allemagne. Le géopolitologue remarque en premier lieu une absence de centralité dans la structure physique du pays, qui se caractériserait au demeurant par une formidable hétérogénéité : « son originalité, c’est d’être polymorphe » dira-t-il. Alpes, Montage moyenne, plaine du Nord sont tour à tour convoquées dans la description. Ce qui est plus marquant, ce sont les frontières de l’espace géographique allemand. Si le Nord et le Sud sont marqués par des frontières naturelles, ce n’est pas le cas des frontières à l’ouest comme à l’est. Au contraire, celles-ci sont marquées, selon RATZEL, par une ouverture : c’est-à-dire une absence de frontières naturelles nettes.

 

Les nouvelles frontières allemandes dessinées à l’issue de la seconde guerre mondiale bousculent la projection de l’Etat allemand dans l’espace. Désormais les frontières ne sont plus « ouvertes » mais fermées. Nous pourrions même avancer qu’il y a une résurgence défensive de la théorie des frontières naturelles. « Symboliquement, dès janvier 1793, Danton invente sans vraiment en avoir conscience la notion de frontière naturelles »[13]. qui était alors très en vogue pendant la Révolution française. A la remarque près que pendant la Révolution, cette théorie présentait un aspect offensif puisqu’il s’agissait de conquérir des marches, par exemple la rive gauche du Rhin, pour assurer la protection de la République. Hors, dans le cas allemand de l’après deuxième guerre mondiale, c’est une application défensive des frontières naturelles. L’Allemagne est coincée entre le Rhin et l’Oder continué par le Neisse.

 

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© Crédit inconnu. L'Allemagne en 1945.

 

B – La neutralisation de l’Allemagne et la sortie de l’Histoire ?


Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne est occupée. Le IIIe Reich par le gouvernement de l’amiral DÖNITZ capitule sans conditions. Les forces armées sont dissoutes. Ce sont les puissances alliés occupantes qui dirigent l’Allemagne le temps de la transition. Ce que CLEMENCEAU avait demandé sans l'obtenir lors du traité de Versailles est réalisé : la France occupe presque toute la rive gauche du Rhin.

 

Pour achever le mouvement, un cordon sanitaire est mis en place autour de la nouvelle Allemagne. La Prusse disparaît dans la fixation de la nouvelle frontière occidentale de la Pologne. Les déplacements des populations allemandes en dehors des nouvelles frontières cherchent à éviter un révisionnisme allemand,  potentielle source de troubles futurs.

 

L’Allemagne perd ainsi son centre dynamique qui avait animé la construction de l’unité allemande et qui a porté son projet géopolitique : la Prusse. Toutefois, l’Allemagne est encore unie. Mais jusqu’à la constitution des deux blocs antagonistes du conflit Est-Ouest, elle est réduite à la gestion des affaires courantes à travers les gouvernements des zones d’occupation. Pour reprendre un mot de Dario BATTISTELLA dans son essai, Un monde unidimensionnel, l’Allemagne sans ses ambitions politiques, idéologiques et militaires est sortie de l’Histoire.

 

Conclusion

La modification des frontières de l’Allemagne est un changement géopolitique majeur. Le fait de fixer la frontière sur l’Oder-Neisse et ainsi de faire disparaître la Prusse prive l’Allemagne de sa dynamique géopolitique. C’est bien son projet géopolitique qui disparaît.

 

« Constatons de plus que la longue division allemande, qui a été une garantie pour la France. Ainsi, Richelieu prônait de toujours maintenir « la division des Allemagnes »[14]. Le général Charles de Gaulle rassemble les deux guerres mondiales sous l’expression de « seconde guerre de trente ans ». Pour la France, le problème allemand se règle mieux qu’au sortir de la Grande guerre. La rive gauche du Rhin est neutralisée de facto et la Prusse a disparu. Quelques années plus tard, ce que la France avait à peine pu énoncer lors du traité de Versailles –la fin de l’unité allemande- sera obtenu lors de la constitution des blocs de l’Ouest et de l’Est.

 

« La Seconde Guerre mondiale est la troisième guerre franco-allemande en 70 ans : elle dépasse la seule Alsace-Lorraine et cette guerre civile européenne marque le déclin relatif de l’Europe comme puissance stratégique, face au duopole américano-soviétique » [15] .

 

 
Bibliographie :

  • BATTISTELLA Dario, Un monde unidimensionnel, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. 
  • CHANTRIAUX Olivier et FLICHY DE LA NEUVILLE Thomas, Le basculement océanique mondial, Paris, Editions Lavauzelle, 2013.
  • FISCHER Fritz, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale – 1914-1918,  Paris, Editions Trévise, 1970.
  • KEMPF Olivier, Géopolitique de la France – Entre déclin et renaissance, Paris, Editions TECHNIP, 2013.
  • RATZEL Friedrich, La géographie politique - Les concepts fondamentaux, Paris, Editions Fayard, 1987.
  • SCHMITT Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, Editions Presses Universitaires de France, 2012. 



[1]   KEMPF Olivier, Géopolitique de la France – Entre déclin et renaissance, Paris, Editions TECHNIP, 2013, p. 156.

[2]   FISCHER Fritz, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale – 1914-1918,  Paris, Editions Trévise, 1970, pp. 19-20.

[3]   FISCHER Fritz, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale – 1914-1918,  Paris, Editions Trévise, 1970, pp. 19-20.

[4]   FISCHER Fritz, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale – 1914-1918,  Paris, Editions Trévise, 1970, p. 20.

[5]   KEMPF Olivier, Géopolitique de la France – Entre déclin et renaissance, Paris, Editions TECHNIP, 2013, p. 156.

[6]   FISCHER Fritz, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale – 1914-1918,  Paris, Editions Trévise, 1970, p. 19.

[7]   BATTISTELLA Dario, Un monde unidimensionnel, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 64.

[8]   SCHMITT Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, Editions Presses Universitaires de France, 2012, p. 172.

[9]   SCHMITT Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, Editions Presses Universitaires de France, 2012, p. 172.

[10] SCHMITT Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, Editions Presses Universitaires de France, 2012, p. 173.

[11] SCHMITT Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, Editions Presses Universitaires de France, 2012, p. 173.

[12] CHANTRIAUX Olivier et FLICHY DE LA NEUVILLE Thomas, Le basculement océanique mondial, Paris, Editions Lavauzelle, 2013, p. 54.

[13] KEMPF Olivier, Géopolitique de la France – Entre déclin et renaissance, Paris, Editions TECHNIP, 2013, p. 39.

[14] KEMPF Olivier, Géopolitique de la France – Entre déclin et renaissance, Paris, Editions TECHNIP, 2013, p. 156.

[15] KEMPF Olivier, Géopolitique de la France – Entre déclin et renaissance, Paris, Editions TECHNIP, 2013, p. 156.

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