14 mars 2014

Mer Noire : "Introduction"

mer_noire_ags_01_intro-copie-1.jpg
 
La mer Noire est une annexe de la Méditerranée, et plus précisément, du bassin oriental de cette dernière. Relativement isolée par son éloignement au Nord et par les détroits du Bosphore (de la mer Noire à la mer de Marmara) et des Dardanelles (de la mer de Marmara à la Mer Egée), elle a besoin d'être connectée au reste du système maritime "mondial" (selon comment s'entend la notion de "monde", les empires se concevaient "monde") pour prospérer.

 

Premièrement, dès les premiers empires maritimes comme celui de la Phénicie, il apparaît clairement que la prospérité de la mer Noire passe impérativement par la construction d'une verticale. Celle-ci doit permettre de lancer des ponts entre elle et le bassin oriental de la Méditerranée. Plus largement, cette connexion toute verticale permet de relier les territoires devenus slaves et turcophones à ceux du Proche et Moyen-Orient, voire à tout le reste de la Méditerranée.

 

L'empire phénicien se prête bien à illustrer cette puissante relation. "On a souvent tendance à imaginer l'expansion phénicienne comme un mouvement concernant principalement l'Occident méditerranée alors que l'élégie d'Ezéchiel (VIe siècle avant J.-C.) sur Tyr, que nous avons mentionnée précédemment montre la Phénicie en relation avec les principales puissances du Proche-Orient : outre Israël et Juda, Damas, l'Arabie et Assour, on relèvera en particulier la mention de diverses régions septentrionales, comme la Lydie, la Phrygie, l'Arménie"[1].

 

Deuxièmement, l'empire phénicien montre aussi que l'île de Chypre était le "pivot" de ces relations Nord-Sud. A l'ère des grandes découvertes et de l'investissement du "Monde" (à l'échelle planétaire) par les européens, Londres est un autre grand exemple. Elle se constitue un empire commercial sur l'Océan dont l'une des artères principales est en Méditerranée. Cette artère atteindra son apogée avec le contrôle des trois positions clefs de la Mare Nostrum : Gibraltar, Malte et Chypre. Celles-ci commandent les deux bassins de la Méditerranée et le passage de l'un à l'autre. A l'instar des navigateurs de l'Antiquité, la grande droite horizontale rejoint celle verticale pour dominer le système Méditerranéen.

 

SAMSUNG 

Les Phéniciens, marins des trois continents, BAURAIN Claude et BONNET Corinne, Paris, éditions Armand Colin, 1992, p. 184.

 

C'est justement la poussée russe vers la Méditerranée qui est originale par rapport à ces constructions historiques. Les thalassocraties n'avaient pas encore affronté une puissance potamienne cherchant à dominer la mer Noire. Elle inverse le sens de la construction puisque la verticale ne montre plus mais elle descend vers le Sud pour relier la Russie à l'Océan, par la célèbre route des Varègues aux Grecs initiée depuis la fondation de la dynastie des rurikides (IXème siècle). Il s'agit aussi de sécuriser l'assise géopolitique de l'Etat russe puisque les territoires au Nord et à l'Est de la mer Noire sont le ventre mou de la Russie, propice aux invasions mongoles ou à soutenir les adversaires du communismes, comme les Russes blancs l'ont été par les Alliés de la Grande guerre.

 

Et pourtant, la première qualité de la mer Noire est d'être le grenier à blé de l'Europe. "La prudence avec laquelle les Athéniens acceptèrent d'en prendre la tête [la ligue de Délos] ne signifiait pas qu'ils refusassent de diriger la guerre contre les Perses. Si Sparte avait de bonnes raisons de rejeter l'hégémonie, Athènes en avait encore de meilleures pour l'accepter. Pour commencer, on s'attendait à ce que les Perses reviennent assaillir la Grèce. Ils l'avaient attaquée trois fois en vingt ans et l'on ne pouvait imaginer qu'ils resteraient sur une défaite. Ensuite, Athènes avait à peine commencé à réparer les dévastations causées par la dernière invasion : elle savait qu'elle ne manquerait pas d'être la cible de la prochaine guerre. En outre, la mer Egée et les terres se situant à l'est jouaient un rôle majeur dans son commerce. Elle dépendait du blé importé de Thrace (l'actuelle Ukraine) qui passait par la mer Noire : une campagne perse très réduite s'emparant du Bosphore ou des Dardanelles suffirait à couper son approvisionnement. Enfin, les Athéniens avaient des liens de parenté, religieux et traditionnels avec les Grecs d'Ionie établis dans la plupart des villes menacées. La sécurité, la prospérité et les sentiments invitaient également à refouler les Mèdes et tous les rivages et îles de l'Egée, des Dardanelles, de la mer de Marmara, du Bosphore et de la mer Noire"[2].

 

Plus de deux millénaires plus tard, cette fonction de grenier à blés n'a pas disparu. Au contraire, Moscou tente d'en tirer toute la puissance avec ses projets de cartel des blés.

 

Plus bas, la Russie, puis l'URSS avant de redevenir la Russie, ne cherche qu'à reconstruire la verticale qui relie la mer Noire au Proche et Moyen-Orient en passant par Chypre. En témoigne l'importance de la base navale de Tartous et les démarches effectuées pour tenter d'implanter une base navale sur l'île de Chypre. Les croisières du croiseur porte-aéronefs Kuznetsov, navire-amiral de la flotte du Nord, et du croiseur de batailles à propulsion nucléaire Pierre le Grand, montre que la droite horizontale conserve toute sa place.

 

Plus à l'Ouest, les Etats-Unis d'Amérique ont manifesté très tôt leur intérêt pour la Méditerranée. En témoigne la protection qui est accordée aux navires marchands américains par le Sultan Mohammed III, souverain du Maroc le 20 décembre 1777 ou le protocole du traité de paix et d'amitié remis au Sultan par l'émissaire américain Barclay le 15 juillet 1786. Ces relations diplomatiques et cette alliance sont, au passage, antérieures à celles liant les Etats-Unis d'Amérique à la France, "la plus vielle alliée" de Washington. La guerre de Tripoli (1801-1805) est la première intervention américaine à l'extérieure, en Méditerranée encore une fois.

 

Depuis la chute de l'Union soviétique, la présence navale américaine en Méditerranée franchit les détroits turques. Par la remise en cause de la première mouture du système ABM américain en Europe, le président Obama présente le BMDE en 2009 (version du système ABM remanié pour répondre aux critiques européennes). Alors que les regards sont rivés sur l'arrivée du premier des quatre destroyers AEGIS/SM3 à Rota, en Espagne et près de Gibraltar, les ports d'Ukraine et de Constanta sont tout aussi coutumier de la présence de croiseurs et destroyers AEGIS. Aussi, la Roumanie accueille la mise en place du dispositif terrestre du BMDE.

 

Dès lors, il y a concurrence entre une double verticale, celle américaine allant de la Roumanie au canal de Suez et celle de la Russie allant de Sébastopol jusqu'au port de Tartous, dernier point d'ancrage de la puissance navale russe en Méditerranée...

 

La Russie ne peut que se sentir refoulée par la progression américaine et de l'OTAN en Mer Noire. Elle a riposté par la guerre en Géorgie (2008) et a profité de l'instabilité ukrainienne pour protéger ses intérêts. La Turquie, traditionnellement seconde partie du condominium qui dirige la mer Noire, s'appuie sur cette intrusion américaine pour protéger ses propres acquis. Alors qu'Ankara est empêtrée dans de multiples scandales de corruption, le projet d'acquérir l'avion de combat "Joint Strike Fighter" F-35 est relancé... Tout comme en Pologne un tel projet d'acquisition se fait jour. Ce qui laisse apparaître de multiples liens et connexions entre la mer Noire, la Mer Baltique et l'isthme courant de l'Ukraine à la Pologne...

 

Oui, la mer Noire est enjeux...

 

C'est pour tenter de lever un peu le "brouillard de la guerre" sur ces nombreux enjeux que l'Alliance GéoStratégique, ainsi que des contributeurs extérieurs, vous propose leurs analyses sur la mer Noire. Les premières interventions présenteront une partie des acteurs et des enjeux actuels tandis qu'une seconde série de publications s'attachera à présenter les enjeux maritimes dont le point central est la base navale russe de Sébastopol.

 

Bonne lecture !

 




[1] Les Phéniciens, marins des trois continents, BAURAIN Claude et BONNET Corinne, Paris, éditions Armand Colin, 1992, p. 131.
 

[2] Périclès, KAGAN Donald, Paris, éditions Tallandier, p.124.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire