11 décembre 2014

L'Echo du mois avec Mikå Mered - Ré-émergence stratégiques des deux pôles


Mika Mered 4logo Cluster polaire big



L’Echo du mois permet d’échanger, au travers d’une interview,  avec des personnalités dont l’action s’inscrit dans les thèmes relatifs à la stratégie, à ses diverses variantes, à ses évolutions technologiques et à leur influence sur celle-ci.

Spécialiste des enjeux géoéconomiques et stratégiques liés aux zones Arctique et Antarctique, Mikå Mered dirige le premier cabinet de recherche et analyse stratégique dédié à ces zones, POLARISK Group, basé à Londres. Initialement formé au design-thinking à la prestigieuse Parsons School of Design (New York), il a étudié à Columbia University et à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID, Genève). Il est aujourd’hui conférencier associé au Arctic Research Consortium of the United States (ARCUS), membre de l’American Polar Society, contributeur du Interagency Arctic Research Policy Committee (IARPC, USA) et chroniqueur pour Radio Canada International et The Arctic Journal (Groenland). Il a cofondé en Juillet 2014 le Cluster Polaire Français, premier action-tank dédié aux enjeux polaires français.

Que pensez-vous du rôle que pourrait jouer les pays riverains de l’Arctique vis-à-vis du cyberespace, en particulier de ses infrastructures (data centers, câbles sous-marins, etc…) ?

L’Arctique n’est pas appelé à jouer un rôle central avant que le barycentre du secteur des data-centers ne finisse de se déplacer vers le Grand Nord.

L’enjeu principal du secteur est de réduire les temps de latence pour les consommateurs. Pour ce faire, il y a aujourd’hui deux solutions opposées: d’un côté, le déploiement de data-centers proches des lieux de consommation, et de l’autre, le déploiement d’un réseau mondial de câbles toujours plus dense et toujours plus rapide. Or, l’industrie des data-centers génère actuellement autant de gaz à effet de serre que l’industrie du transport aérien ! Or, puisque limiter ou réduire l’empreinte carbone du secteur s’impose déjà comme l’élément stratégique numéro un pour Google, Facebook et consorts, c’est la densification du réseau de câbles qui l’emportera sur la densification du réseau de data-centers.

Dans ce contexte, l’Arctique s’impose en effet comme le futur data-center de la planète. En effet, le fait d’y implanter des data-centers géants permet de réduire l’empreinte carbone tout en garantissant une relative proximité géographique avec l’ensemble des consommateurs de l’hémisphère nord (80% des internautes). Dès lors, la sécurisation physique, législative et cybernétique des infrastructures numériques en et vers l’Arctique est un des enjeux majeurs de la région à court terme, de même que le statut légal des contenus hébergés en Arctique et la garantie de leur accès.

La Russie revendique une extension de sa zone économique exclusive à la limite de son plateau continental (tel que le prévoit la convention des Nations unies sur le droit de la mer). Si l’ONU lui reconnaissait une telle extension, quels en seraient les gains ?

Au niveau des ressources hydrocarbonées, le gain serait en réalité minime puisque 95% des ressources estimées de l’Arctique se trouvent sur les territoires (onshore) ou dans les zones économiques exclusives (ZEE) des huit états arctiques. D’un point de vue des ressources minières sous-marines, le potentiel de la zone revendiquée n’a encore jamais été évalué.

D’un point de vue de la pêche, le gain pour la Russie serait nul. La reconnaissance d’extension d’exclusivité au plateau continental confère à un pays la souveraineté sur les ressources des fonds et du sous-sol marins, mais pas sur la colonne d’eau correspondante. Le régime applicable à la zone qu’on appelle le "donut hole" (la zone autour du pôle nord géographique échappant à toute zone économique exclusive des cinq pays côtiers de l’Arctique) ne changerait donc pas.

Le plus gros gain serait en terme de communication stratégique (StratCom). Dans la droite lignée de la Doctrine Primakov, si la Russie gagnait de larges pans de territoire sous-marin en Arctique, Vladimir Poutine les présenterait comme une nouvelle preuve du bienfondé de ses ambitions arctiques et des moyens qui y ont été consacrés. Le discours tournerait alors autour d’un renforcement de la domination russe en Arctique, voire l’on parlerait d’une "victoire" russe face au bloc occidental. Dit autrement, la Russie pourrait gagner la bataille symbolique pour le pôle nord déjà matérialisée par le drapeau en titane planté en 2007 par l’explorateur Arthur Chilingarov, mais aurait peu de gain matériel à faire valoir.

Quels marqueurs amèneraient à penser que l’océan glacial Arctique pourrait devenir - ou non - une future Méditerranée, interface entre le système euratlantique et l’Asie du Sud-Est ?

Le marqueur principal est précisément sa déglaciation car la fonte des glaces océaniques est un prérequis à tout développement commercial. Admettons — comme la majorité des acteurs opérant dans la région — que l’Océan fonde intégralement en été à l’horizon 2035. Est-ce que l’Arctique aurait le potentiel de devenir cette interface entre l’Atlantique et le Pacifique ? La réponse est oui. Toutefois, la pleine expression de ce potentiel reste un enjeu de milieu de siècle. Il faut distinguer deux temps en Arctique. Entre 2015 et 2035, le temps de la construction ; puis à partir de 2035, le temps de l’exploitation.

Dit autrement, les 20 prochaines années verront le développement des infrastructures nécessaires à l’exploitation de la région. Ici, je parle des infrastructures physiques (ports, aéroports, soft security, réseaux de communication, etc.) mais aussi des infrastructures juridiques et politiques (Conseil de l’Arctique, Conseil Economique de l’Arctique, A5 Group, Code Polaire, etc.). C’est l’investissement politique, financier et sécuritaire des états arctiques et non-arctiques dans la réalisation de ces infrastructures qui est et sera le marqueur principal de l’avènement de l’Arctique comme interface entre Atlantique et Pacifique.

Dans un article publié à deux reprises1 Joshua HO modère les déclarations russes sur la navigabilité et l’intérêt de la « North Sea Route » (divergences sur quand la route sera libre de glaces, coût des pilotes, réserver le droit de passage 4 mois à l’avance, climat des affaires en Russie, etc…). Les routes du Nord et du passage du Nord-Ouest sont-elles si proches de l’exploitation commerciale ?

Premièrement, il est dommage que DSI publie un même article à 18 mois d’intervalle sur ce sujet alors que la donne évolue extrêmement rapidement. Si DSI manque de rédacteurs sur l’Arctique, nous devrions entrer en contact (rires) ! Sur le sujet de l’exploitation commerciale, la Route Maritime du Nord (RMN, côté russe) est bien plus avancé que le Passage du Nord Ouest (PNO, côté canadien).
La RMN est libre de glaces chaque été depuis de nombreuses années tandis que, selon tous les modèles cryologiques, l’Archipel Arctic Canadien (AAC) est l’une des toutes dernières zones de l’Arctique à subir une déglaciation. Le facteur glaces joue donc en faveur de la RMN. Et mieux, il est tout à fait possible que la route transpolaire (passant à proximité du pôle nord géographique) se développe avant la PNO.

D’un point de vue géoéconomique, Moscou a une politique de viabilisation de sa route maritime arctique beaucoup plus agressive, plus rapide et plus efficace qu’Ottawa. En effet, si le Premier ministre Harper multiplie depuis trois ans déclarations et promesses chocs pour l’Arctique sans mettre les moyens nécessaires sur la table faute de budget, Vladimir Poutine met lui sur la table tous les moyens financiers, militaires et humains nécessaires pour réaliser ce chantier en temps record. En cela, il ne fait que poursuivre la volonté historique des élites moscovites d’ouvrir la façade nord qui remonte aux premières politiques arctiques de… 1525.

Mais allons plus loin : alors que près de 25% du PIB russe provient déjà de l’Arctique, la Russie mise énormément sur l’onshore et l’offshore dans la région pour palier la déplétion de ses champs énergétiques au Sud. A ce stade, il est moins cher pour Moscou d’exporter ses richesses énergétiques et minières arctiques par la mer que par la terre, et c’est précisément la raison pour laquelle le trafic maritime en Arctique est pour l’instant quasi-exclusivement intra-Arctique. La très grande majorité des navires que la Russie présente comme des "traversées de la RMN" ("Arctic transits") partent en réalité de l’Arctique pour rejoindre un port du sud (asiatique ou européen). Sur les 71 navires ayant "traversé" l’Arctique en 2013, seuls une douzaine a bien effectué un trajet transcontinental Asie-Europe ou vice-versa.

Le second facteur explicatif est le fait que la Russie emprunte ses routes arctiques depuis bien plus longtemps que le Canada n’emprunte les siennes. Contrairement à une idée reçue, le nombre de navires en Arctique aujourd’hui augmente rapidement mais ne bat pas des records ! Il y eut davantage de transits via la RMN durant l’ère soviétique qu’aujourd’hui : 380 transits en 1987, contre 71 en 2013.

La France marque-t-elle son intérêt pour l’émergence du Groënland et l’ouverture potentielle des routes arctiques (notamment pour l’uranium mongole) ? St Pierre et Miquelon profiterait-il de sa position d’avant-poste ?

La France a ouvert un poste d’attaché culturel au Groenland il y a quelques années. Pourvu par des diplomates junior en VIA, ce poste n’a pour l’instant jamais été occupé par un spécialiste du Groenland ou des enjeux de la région. L’ancienne ministre groenlandaise Henriette Masmussen, décorée de l’Ordre National du Mérite, est consul honoraire de France au Groenland. De plus, les liens universitaires avec le Groenland sont forts, notamment grâce à l’UVSQ et l’INALCO.

Oui, des entreprises françaises s’intéressent au Groenland. Mais aujourd’hui, la diplomatie économique officielle s’arrête aux frontières de la métropole danoise. En effet, l’accompagnement au développement des entreprises françaises au Groenland est en réalité l’apanage du Cluster Polaire Français, lequel maintient de bonnes relations directes avec l’actuelle majorité gouvernementale groenlandaise. Dans tous les cas, le développement d’un axe bilatéral fort entre Paris et Nuuk ne semble pas à l’ordre du jour tant que le Groenland reste un territoire quasi-autonome du Danemark. C’est normal d’un point de vue diplomatique, mais c’est une erreur d’un point de vue socio-économique à laquelle le Cluster Polaire Français tente modestement de remédier.

En ce qui concerne Saint-Pierre et Miquelon, oui l’archipel a un vrai potentiel de "porte-avion" stratégique dans l’Arctique américain. Et ce à de nombreux titres ! Cela dit, SPM ne se considère pas comme tel. Les décideurs y sont partagés entre d’un côté ceux qui ont une vision prospective des enjeux, qui veulent travailler à la nordicité de l’archipel, et de l’autre ceux qui sont beaucoup plus court-termistes et pensent que l’Arctique est un enjeu économique trop lointain dans le temps pour créer des emplois dès aujourd’hui. Par ailleurs, bien que l’archipel confère à la France une valeur ajoutée géoéconomique indéniable par rapport au voisin canadien, Paris n’utilise pas le potentiel de l’archipel. Le Président Hollande se rendra à Saint-Pierre le 23 Décembre prochain mais on ne peut malheureusement s’attendre à aucune annonce particulière d’envergure stratégique. Pourtant, en 2016, l’archipel fêtera le bicentenaire de sa rétrocession à la France tandis que le Canada fêtera les 20 ans du Conseil de l’Arctique… peut-être y a-t-il quelque chose ici à creuser ?

Le député Philippe Folliot et Xavier Louy proposent2 de rapprocher l’IFREMER (recherche opérationnelle) et le SHOM (océanographie et hydrographie à finalité opérationnelle). Ne serait-ce pas l’occasion de constituer véritablement une « NASA » des mers en fusionnant IFREMER, SHOM et IPEV ?

C’est une proposition que je reprends dans mon ouvrage à paraître en Mars 2015, 40 Propositions pour la France en Arctique. J’appelle à une fusion IFREMER/SHOM, mais sans l’IPEV, lequel demeurerait un Groupement d'intérêt public (GIP) mais transformé sur le modèle du British Antarctic Survey ou de l'Australian Antarctic Division.
L’IPEV de 2015 est comme le PSG en 2010 : une marque qui pourrait être très forte, d'envergure mondiale, mais qui souffre d’une mauvaise communication, d'un manque de vision, d’un management dépassé et d’une cruelle pénurie de moyens. L'on dit qu'en France, on sait faire beaucoup avec peu, c'est vrai. Mais dans le cas de l'IPEV, on fait peu avec peu. Il faut changer cela en lui donnant une nouvelle impulsion.
Il est indispensable de transformer l’IPEV en un véritable écosystème d’innovation technologique polaire qui dépasse largement son cadre logistico-scientifique actuel !

Il faut l’ouvrir aux financements privés. Il faut l’ouvrir aux innovateurs et autres start-uppers. Il faut l’ouvrir aux disciplines des sciences sociales. Il faut en faire un prestataire de formation initiale et continue dans le cadre de l’Institut Antarctique International (IAI). Siégeant déjà au COMNAP, il faut que l’IPEV puisse représenter la France au Scientific Committee on Antarctic Research (SCAR) dans les groupes de travail que le Comité National pour la Recherche Arctique et Antarctique (CNFRA) refuse de couvrir tels que les sciences économiques (HASSEG) ou la logistique (SOOS) ; entre autres…

Pour cela, il faut un lobbying efficace pour obtenir des budgets, et un management doté d’une vision pour l’IPEV. Restons lucides : aussi bien à l’IPEV qu’au CNFRA, la génération présidant actuellement ces institutions à très fort potentiel ne s’accordera jamais sur de telles transformations. Peut-être cela sera-t-il possible vers 2030 ? Il sera bien trop tard, mais même en étant optimiste, on peut difficilement imaginer que cela soit fait avant…

Que vous évoque le renouvellement des moyens de l’Action de l’Etat en Mer grâce aux programmes B2M (3 bateaux) et BSAH (4 bateaux) qui ne semblent pas maintenir toute la capacité de navigation en eaux polaires (RHM Malabar et Tenace non remplacés à ce jour, Astrolabe et Marion Dufresne sans programme de remplacement) ?

La dernière décision du gouvernement Ayrault, le vendredi soir précédent les municipales à 18h30, a été de préférer la rénovation du Marion Dufresne II à l’achat d’un nouveau bâtiment polyvalent. C’est un choix qui se comprend dans une logique comptable mais c’est surtout un signal politique faible dans une région, les Îles Eparses, où les possessions françaises sont menacées par une résurgence de nationalismes voisins (Madagascar, Maurice) de plus en plus soutenus par des acteurs extra-européens mus par les richesses du Canal du Mozambique.
Peut-on limiter encore les moyens de la marine nationale selon une logique comptable à l’heure où la marine fait preuve d’une résilience sans égal face aux coupes budgétaires ? En 1982, les anglais ont tué pour protéger les Îles Malouines. En 2009, il a été question de purement et simplement abandonner la présence française permanente sur les Eparses pour des raisons déjà purement comptables...
Ce sujet devrait mobiliser toute la classe politique : peut-on sacrifier, pour des raisons budgétaires, des territoires écologiquement très préservés et d’importance géostratégique considérable, face à des pays qui eux les sacrifieront sur l’autel des bénéfices économiques et diplomatiques ? Ces enjeux sont aussi liés à la maritimisation de l’économie française ; il faut les faire connaître ! C’est un autre rôle que s’est assigné le Cluster Polaire Français.

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Je suis un lecteur assidu. Vos blogueurs sont iconoclastes et leurs écrits de grande qualité donc longue vie à EchoRadar !
 


1 DSI n°74 octobre 2011 et DSI HS n°29 avril-mai 2013.
2 pp. 66-70 dans France-sur-Mer – Un empire oublié aux éditions du Rocher, 2009, 217 pages.

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