04 avril 2015

Le facteur maritime russe dans l'Ukraine en crise (2004-2015)

© Inconnu.
Penchons-nous sur le poids éventuel du fait maritime russe dans le conflit opposant Moscou à Kiev. Brossons sommairement ces quelques lignes à travers une période allant de 2004 (révolution orange) à 2015 (le brouillard tombant sur les objectifs politiques de Moscou).

Pourquoi se pencher sur le rôle éventuellement joué par le fait maritime russe ? L'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999 demeure marquée par le drame du Koursk. La crise serait l'évènement fondateur pour Poutine qui l'aurait convaincu de lancer le chantier du relèvement de la VMF. Cette volonté se matérialise année après année avec des budgets constants. Une citation du prince de Joinville illustre à merveille l'importance du fait : "une marine il faut la vouloir beaucoup, il faut la vouloir longtemps.

Joseph Henrotin (Les fondements de la stratégie navale au XXIe siècle aux éditions Economica) pointe le danger qui guette le fait naval russe si jamais l'évolution héritée de la fin du conflit Est-Ouest n'est pas inversée : à l'échéance de 2025, le tonnage de la flotte russe pourrait être divisée par deux ! 

Au fil des commandes et lancements de sous-marins (SMD, SNA et SNLE), la sous-marinade russe est plus que respectable. Par exemple, sur le volet de la dissuasion océanique, un cinquième Borei aurait été mis à l'eau, un sixième en construction. Les SNA bénéficient du programme Iassen dont cinq unités auraient été commandé. Sachant qu'un programme de sous-marin de "cinquième génération" est régulièrement annoncé depuis plusieurs années.

La flotte russe pêche par l'absence d'unités à haute valeur ajoutée dans sa flotte de surface. La livraison des deux BPC est toujours suspendue. L'unique porte-aéronefs russe, le Kuznetsov, ne permet pas d'opérer une permanence aéronavale, faute notamment d'un train d'escadre suffisant. C'est pourquoi Moscou maintient l'ambition de construire "plusieurs" porte-avions. 

Ces deux faits peuvent nous intéresser dans le cas de la relation de Moscou à l'Ukraine : la présence maritime russe en Méditerranée et la possession de grandes unités de surface. 

En tout premier lieu, le cas de la base aéronavale russe de Sébastopol est emblématique de la présence russe dans le bassin méditerranéen. 

La lecture de Marie-Pierre Rey (Le dilemme russe - La Russie et l'Europe occidentale d'Ivan le Terrible à Boris Eltsine, éditions Flammarion, Paris, 2002) offre un panorama historique des efforts russes pour atteindre les "frontières naturelles" de la mer Noire. Par exemple :
  • "Entre 1682 et 1689, influencé par des personnalités "occidentalises", dont le prince Golitsyne, son ministre et favori qu'elle place à la tête de l'Office des Ambassadeurs, Sophie poursuit et accenture l'ouverture politique et géographique de la Russie sur l'occident : en 1684, l'Etat russe s'engage dans une "Alliance Sainte" qui, à l'instigation du pape Innocent XI, vise à unir les puissances continentales de l'Europe chrétienne contre la Turquie musulmane ; et deux ans plus tard, en 1686, il négocie avec la Pologne un traité de paix perpétuelle. Ce texte donne à la Russie la ville de Viev et la rive droite de l'Ukraine." (p. 58)
  • "En 1787, soutenu diplomatiquement par la Grande-Bretagne, l'Etat ottoman tente, par un nouvel assaut antirusse, de récupérer la Crimée et le littoral septentrional de la mer Noire. Mais la seconde guerre de Turquie qui se prolonge jusqu'en 1792 est marqué par une succession de victoires russes -en 1790 la forteresse d'Ismaïl est conquise par Souvorov- qui amènent, en janvier 1792, la signature du traité de Jassy qui donne à l'Empire russele littoral de la mer Noire jusqu'à l'embouchure du Dniestr et entérine l'annexion de la Crimée. La Russie a désormais atteint ses frontières "naturelles" au sud et elle commence à s'imposer comme une grande puissance maritime ayant surmonté sa "fatalité" continentale : la création de l'arsenal de Kherson en 1778, la fondation en 1784 du port militaire de Sébastopol qui deviendra par la suite la base la plus importante de la mer Noire, et onze ans plus tard, en 1795, la fondation du port militaire et commercial d'Odessa attestent de cette mutation." (pp. 101-102)
     
 L'actuelle base d'opération maritime russe pour la Méditerranée au XVIIIe siècle est l'un des enjeux des conflits gaziers qui opposent Moscou et les deux autorités politiques rivales pour le contrôle de l'Ukraine. Le renouvellement du bail fut l'objet de négociations. Cette citation de Michel Guénec ("La Russie et les "sécessionnismes" géorgiens" (pp. 52-53) dans Hérodote, Géopolitique de la Russie, 2010) permet d'appréciation cet enjeu. Elle est longue mais très éclairante et c'est pourquoi elle n'est pas coupée (mais augmentée de ses notes de bas de page) :
  • "Quel rôle a joué dans la décision russe la fermeture annoncée pour 2017 de la base navale de Sébastopol ? Même si la prorogation de la location de la base jusqu'en 2042, acceptée en avril 2010 par le nouveau président ukrainien, a replacé ce facteur en arrière-plan, cette question mérite d'être posée. En effet, avant l'arrivée de M. Ianoukovitch au pouvoir il est presque acquis que le bail de la base s'achèvera comme prévu en 2017(36). Mme Timochenko, et le président sortant, M. Iouchenko, en font un argument électoral. Le port militaire de Novorossiik (Kouban) ne pouvait être suffisamment agrandi d'ici à 2017 pour plusieurs raisons : la crise économique, la construction des infrastructures olympiques monopolise tous les ingénieurs et les entreprises de BTP de la région, et, enfin, le port militaire de Novorossiik doit être dragué de ses milliers de mines souvenir du second conflit mondial (Sidorov, interfax-Russia.ru). Pour y pallier face à l'urgence, Moscou devait trouver d'autres bases pour y répartir ses navires(37). Or les seuls ports en eau profonde implantés dans la région dans une région alliée sont ceux de l'Abkhazie. L'indépendance de cette région était la condition sine qua non d'un tel projet. Aujourd'hui, seuls quatre à huit patrouilleur du FSB (voir tableau ci-dessous) ont été déployés à Ochamchira, mais il est vrai que la prolongation du bail de Sébastopol a rendu moins urgente la question de l'implantation de la flotte russe de mer Noire. L'avenir dira donc si cette hypothèse avait un sens. L'avenir de Sébastopol nous amène naturellement à étudier la question du dispositif militaire russe au Nord-Caucase. C'est là un facteur primordial dans la mesure où celui-ci est le plus important de Russie. Le Nord-Caucae accueille près de 250 000 soldats russes, les unités les plus opérationnelles et guerries par quinze ans de conflit. Ce dispositif est complété par celle des forces de maintien de la paix en Abkhazie et en Ossétie, par les troupes de marine de Sébastopol, déjà plusieurs fois débarquées dans le passé sur les rivages géorgiens, et les troupes dépêchées en Abkhazie en mai, objet de la condamnation européenne évoquée ci-dessus."
  • 36 : "Le 15 avril 2008, lors de sa visite en Russie, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Vladimir Ogryzko, remet un mémorandum à son homologue russe fixant les étapes du retrait de la Crimée de la flotte de la mer Noire. Selon le ministre, celui-ci devrait être achevée avant le 28 mai 2017".
  • 37 : "Le programme fédéral "Construction d'une base navale sur le territoire de la Fédération russe pour la flotte de mer Noire 2005-2020", rendu public en 2004, n'avance que très lentement. Il prévoit la construction de plusieurs bases : Novorossiik (grands bâtiments de combat), Temriouk (infanterie de marine et petits navires de combat), Outach (gardes-côtes), Eïsk (centre d'essais en vol), Natukhaevskaya et Semigor (entrepôts, dépôts de munitions]. L'ensemble est évalué à 92 milliards de roubles, soit 2 milliards d'euros (Itar-Tass, 15 juillet 2009)."
L'actuelle guerre régnant en Ukraine soulève bien des questions par rapport à cet héritage historique. Passons sur l'annexion de la Crimée, les répercussions aéronavales de ce fait du prince. Nous aurions pu nous interroger sur les conséquences des guerres civiles libyenne et syrienne sur la décision d'annexer ce territoire ukrainien. Venons en à d'éventuels développements futurs. Quels sont les buts de guerre russes ? Difficile de répondre à la question sans être l'autorité politique russe. Supposons alors. 

© Inconnu. Image d'archive du chantier du premier porte-avions soviétique.
Première hypothèse : s'il s'agit de consolider la présence maritime russe en mer Noire par le contrôle d'une majeure partie des rives et d'infrastructures critiques - soit une action stratégique conforme à l'histoire - alors cela expliquerait une volonté de ménager un couloir entre la Crimée et les frontières russes.

Deuxième hypothèse : s'il s'agit d'alimenter la remontée en puissance de la marine russe alors il faudra ces unités à haute valeur ajoutée citée en début de billet. A proximité immédiate de la Crimée existe les chantiers navals de Nikolaev. C'est dans l'une des cales de ces chantiers qu'avait été mis sur cale L'Ulyanovsk, premier porte-avions soviétique, demeuré inachevé puis démantelé. 

Mettons de côté la question d'autres industriels ukrainiens, par exemple ceux qui fournissaient des turbines à gaz, car Moscou semble avoir pris les mesures palliatives pour compenser la rupture des fournitures.

Par contre, les cales de Nikoalev seraient toujours les seuls - à l'heure actuelle - disposant des infrastructures industrielles nécessaires pour construire des navires de surface de grand tonnage (supérieur à 10 ou 15 000 tonnes). C'est-à-dire qu'ils pourraient fournir les porte-avions mais aussi les navires logistiques nécessaires à la flotte russe. Est-ce que c'est un but politique russe ? 





1 commentaire:

  1. Bonjour, cher Marquis, et merci pour ce post bien documenté.
    Je remarque toutefois, que le Donbass ne suffit pas à relier la Crimée à la Russie. Pour ce faire, il faudrait que l'ensemble des provinces à majorité russophone, particulièrement l'Oblast d'Odessa soit rattaché à la Russie...
    Si l'on en revient au traité avec la Pologne de 1686, aucun problème, sauf pour l'Ukraine... Mais ce "pays" n'a jamais existé réellement. Que par moment, et depuis le XIVème siècle, cette région ait été polonaise, russe, roumaine ou allemande, ou République soviétique, ne fait pas d'elle un pays... L'Alsace, dans ce cas, pourrait demander son indépendance et un siège à l'ONU!
    Et que demande la population de l'Est? Pas son indépendance, mais son rattachement à la "Mère Patrie", la Russie...
    Pour ce qui est de l'analyse économique, je vous rejoints. Mais l'Ukraine de l'Est, ou Ukraine utile, renferme bien d'autres richesses, agricoles, minières, pétrolières... D'ailleurs, la fureur de Kiev et de ses alliés provient en grande partie de là. Si l'on parle beaucoup des gisement de gaz de schiste terrestres, on évoque beaucoup moins des nappes pétrolifères off shore, qui entourent la Crimée, et font parties de sa ZEE!

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