16 mars 2016

Entretien avec Claire Chaufaux - La lutte contre la piraterie en Insulinde dans les stratégies chinoise et américaine



Née à Brest, dans une maison tournée vers la mer, je quitte dans ma jeunesse le pays des Abers pour Saint-Malo. Après une scolarité éclectique, mais résolument tournée vers l’international et la volonté de saisir les enjeux de notre monde, c’est mon attachement à ma région et mon envie de travailler dans un milieu en lien avec la mer qui me pousse à mener des recherches sur la piraterie moderne en Insulinde dans le cadre de mon Master 2 Relations internationales et diplomatie au sein de l’Université Jean Moulin – Lyon 3. C’est ce travail qui a été primé par le second prix de la recherche scientifique de l’IHEDN pour l’année 2016.



Pourriez-vous comparer les réponses apportées par Pékin dans la lutte contre la piraterie autour du détroit de Bab el-Mandeb et dans la région du détroit de Malacca ? 

La Chine, avec ses concepts d'émergence pacifique et de diplomatie harmonieuse, est obligée de louvoyer afin de se tailler une part dans les relations internationales et de s’affirmer en tant que puissance militaire et donc politique. Pour ce faire, elle doit à tout prix éviter de rentrer en conflit direct avec les intérêts américains. À cet effet, la lutte contre la piraterie semble constituer le support idéal pour tester ses capacités navales et faire évoluer sa marine vers une blue water navy tout en œuvrant pour le « bien commun », id est la préservation de la liberté des mers ; ce à quoi les États-Unis seraient bien en peine de s’opposer. Toutefois, les modalités de lutte contre la piraterie mises en place par la Chine dans les détroits de Bab el-Mandeb et Malacca ne sont pas comparables. Cela tient principalement au fait que la Somalie, qui est un État failli, n’est ni en mesure d’assurer la sécurité de son espace maritime, ni de s’opposer aux patrouilles de la communauté internationale dans sa zone de souveraineté notamment puisque ces dernières visent à escorter des cargaisons du PNUD qui sont destinées à sa population. Toutefois, il ne faut également pas occulter la sensibilité des pays riverains du détroit de Malacca en matière de protection de leur souveraineté. Ce paramètre a forcé Pékin à diversifier ses propositions en matière de lutte contre la piraterie (don de matériel, mise en place de patrouille, échange de renseignements, formation de personnel militaire, etc.) afin d’approfondir son influence dans une zone hautement stratégique.  

La langue chinoise ne contient ni le « mot » ni l'idée de piraterie. Est-ce à dire que l'Empire du milieu, faute d'avoir eu à lutter pour l'empire de la mer ne la considère que comme un « champ libre de pillage libre » ?  

Il me semble que le langage a une influence prépondérante sur la conception du monde de ses locuteurs. Le fait que la langue chinoise ne contienne ni le terme, ni l’idée de piraterie est révélateur du fait que le concept-même est profondément ancré dans une vision occidentale de l’espace maritime et de son utilisation. 

Néanmoins, il apparaît clair que Pékin a, pour sa part, parfaitement saisi les enjeux liés à la piraterie moderne. Les récents développements qui ont eu lieu autour de l’archipel des Spratley  montrent que, loin de considérer la mer comme un « champ libre de pillage libre », Pékin essaie de se l’approprier afin de pouvoir y faire régner sa propre loi, au détriment des pays alentours comme des pirates insulindiens.  

À l'inverse, les États-Unis d'Amérique, thalassocratie assumée depuis le passage de témoin d'avec l'Angleterre, semblent considérer la piraterie sous le seul angle du terrorisme, comme s'il ne s'agissait que de criminels à détruire ?

 Le fait de considérer principalement, dans les textes officiels, la piraterie sous l’angle d’une potentielle menace terroriste répond, avant tout, à un objectif doctrinal. En effet, la lutte anti-terroriste amorcée sous la présidence de G.W. Bush, composante de la Global War on Terrorism, n’est qu’un moyen de défendre les intérêts américains dans la région. Le fait de coupler lutte contre la piraterie et lutte contre le terrorisme, enchâsse la première dans la doctrine stratégique américaine déjà en place, et offre ainsi une couverture aux États-Unis pour se positionner stratégiquement en Asie du Sud-Est. Il me semble impossible que les décideurs américains ignorent les causes profondes de la piraterie dans la région. Cependant, ils ont intérêt à ce qu’elle se maintienne à une faible intensité : elle justifie leur action en Insulinde, sans vraiment menacer leurs flux maritimes. Le mouvement est double dans la région : plus les pays de la zone, attachés à l’équilibre régional des puissances, voient la RPC monter en puissance, plus ils sont tentés de se tourner vers Washington. Cette évolution se matérialise notamment par un important renouvellement des alliances militaires depuis quelques années entre les pays bordant la mer de Chine méridionale et les États-Unis.  

La lutte contre la piraterie, telle que menée par Pékin, est-elle un moyen d'occuper les espaces maritimes stratégiques ? 

Je ne sais pas si elle vise à occuper les espaces maritimes stratégiques en tant que tels. Ce qui est certain, c’est que la politique chinoise de lutte contre la piraterie est clairement destinée à s’attirer la bienveillance des pays qui contrôlent les détroits vitaux pour l’économie du pays (formalisé sous l’expression « dilemme de Malacca » par Hu Jintao en 2003), afin de s’assurer un accès aux eaux internationales et également à préparer sa marine à un éventuel conflit. Conflit dont la probabilité ne fait qu’augmenter au vu du comportement de plus en plus agressif de Pékin autour des archipels contestés des Spratley et de Paracel. La lutte contre la piraterie est instrumentalisée à des fins géostratégiques, cela ne fait aucun doute, puisque de nombreuses études ont montré que seule une réponse répressive et sécuritaire ne résoudrait pas les hommes à rester à terre. Il semble que les facteurs de la présence de pirates dans une zone tiennent à des conditions historiques, conjoncturelles, économiques, environnementaux et politiques. La pauvreté des populations ainsi que la difficulté des États à contrôler l’ensemble de leur territoire (plus de 17 500 îles dans le cas de l’Indonésie) et à lutter contre la corruption, constituent avant tout un terreau fertile au développement du phénomène.   

Comment se construit la réponse sécuritaire apportée par les États riverains des mers d'Asie du Sud-Est ? 

La réponse sécuritaire a été pensée dans plusieurs directions en Asie du Sud-Est. Premièrement, depuis le début des années 2000, les pays de la région se sont dotés de capacités militaires nouvelles, ce qui a abouti à une modernisation de leurs appareils militaires respectifs. Ce renouvellement des flottes, entre autres, vise à assurer une meilleure sécurisation des espaces maritimes sur lesquels les pays sud-est asiatiques exercent leur souveraineté. Ensuite, mus par leur volonté d’indépendance stratégique à l’égard de toute puissance, seize pays ont signé le Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against ships in Asia (ReCAAP), impulsé à l’initiative du Japon en 2000. Cet engagement s’est matérialisé par l’ouverture en avril 2009 d’un centre de partage de l’information – Information Sharing Center (ISC) – qui vise à réunir les signalements d’attaques pirates et à appuyer la communication entre les différents organisations nationales luttant contre le phénomène. Il faut, toutefois, noter que l’Indonésie et la Malaisie, les deux principaux États riverains du détroit de Malacca, ont refusé de ratifier cet accord. En revanche, ces pays en coopération avec Singapour ont mis en œuvre, en 2004, des patrouilles coordonnées – et non pas conjointes – connues sous le nom de Malacca Strait Patrols ou patrouilles Malsindo. Ils ont également institué le dispositif Eyes in the Sky en 2005 sous la forme de patrouilles aériennes conjointes au dessus du détroit de Malacca. Les chiffres du Bureau maritime international pour l’année 2015 montrent que les mesures qui ont été prises sont très largement insuffisantes puisque l’Asie du Sud-Est a retrouvé la première place du classement des régions dans laquelle sévit la piraterie maritime avec plus de 170 actes enregistrés par le Piracy Reporting Center.  


L'ASEAN parvient-elle à remplir un rôle comparable à l'Union européenne (mission Atalanta) dans la sécurisation des espaces maritimes ?

Contrairement à l’Union européenne, l’ASEAN ne fonctionne que sur le plus petit commun dénominateur entre le pays membres. L’organisation sud-est asiatique a érigé en principe intangible la non-interférence dans les affaires intérieures des membres. De ce fait, la mise en place d’une véritable coopération régionale est très délicate et ce, d’autant plus que la majorité des États parties au traité de l’ASEAN connaît des litiges, à propos de la délimitation de leurs frontières maritimes entre autres. Ces caractères intrinsèques de l’ASEAN sont une des raisons pour laquelle il est difficile de comparer son rôle à celui de l’Union européenne. 

En outre, l’opération Atalante est également dénuée des mêmes problématiques que des patrouilles dans les eaux d’Asie du Sud-Est, principalement parce que l’opération européenne est menée dans une zone extérieure aux territoires des pays-membres de l’UE, d’une part, et d’autre part, car les dissensions entre ses membres ne s’expriment pas sur le terrain de l’action de l’État en mer.  

La Chine peut-elle coordonner ses activités diplomatiques de lutte contre la piraterie régionale et de l'autre prendre des gages dans les archipels contestés afin d'assurer sa position ? 

En Asie du Sud-Est, les modalités de la lutte contre la piraterie entreprises par la Chine ont directement été négociées par Pékin avec les États de la zone. De fait, tant que dans la perception des États sud-est asiatiques les velléités de la Chine ne sont pas considérées comme menaçantes pour leurs propres intérêts nationaux, les activités chinoises pourront continuer à avoir cours. Au large de la corne de l’Afrique, la question est plus délicate, et dépendra principalement de l’appréciation de Washington à propos de la montée en puissance chinoise. Je pense que la question sera également liée à l’évolution de la situation en mer de Chine méridionale. La position de la Chine sur la scène internationale est très ambiguë. D’un côté, son discours se veut pacifique, visant à assurer son accession au rang de puissance mondiale, et par là même à devenir le peer competitor des États-Unis. D’un autre côté, ses agissements, dans les îles Spratley en particulier, montrent l’inverse de ce qu’elle prétend être. Il y a de facto matière à questionnement autour de la sincérité de ses desseins.  

La concurrence entre Washington et Pékin pour le contrôle du détroit de Malacca peut-elle pousser la Chine à (re)lancer le projet de canal dans l'isthme de Kra ? 

Il semble que la Chine soutient d’ores et déjà la percée d’un tel canal, puisqu’elle a signé en mai 2015 un protocole d’accord relatif à la réalisation d’un tel projet avec la Thaïlande. Mais Malacca ou Kra les problématiques liées au « resserrement des possibles », pour citer Olivier Zajec, intrinsèque à un passage resserré entre deux terres, restent fondamentalement les mêmes. L’intérêt pour Pékin serait de court-circuiter Singapour, de s’économiser 1 200 kilomètres, trois jours de voyage ainsi que d’éviter toute possibilité de blocage de ses navires en mer de Chine –dont les détroits sont majoritairement contrôlés par des États qui lui sont hostiles. Toutefois, dans la droite ligne de son rééquilibrage vers l’Asie, il est peu probable que Washington laisse ce projet se réaliser et ainsi l’influence chinoise s’étendre sans régir.  

En ce qui concerne la piraterie, la justification du percement ne tient pas tant le phénomène est protéiforme et tant la plasticité des organisations donne toujours une avance stratégique aux groupes pirates. Si la majorité de la valeur transportée par voie maritime venait à passer par le canal Thaï, il y a fort à parier que, dans les conditions que nous connaissons aujourd’hui, on assisterait simplement au déplacement de la menace.

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