01 septembre 2012

Amiens, Marseille : ascension aux extrêmes ?


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Ce genre de quartier ressemble un peu à tout les autres morceaux de ville qui, en France ou ailleurs, par divers cheminements, a fini par se ghettoïser. Dans un premier temps, les premières populations de ces "quartiers HLM" s'en allèrent s'installer ailleurs, pour d'autres formes de logement. Il ne restait donc que les populations qui ne pouvaient pas s'offrir une autre forme de logement.

La "crise" passant par là, et la population de ces quartiers s'uniformisant, ces territoires s'appauvrissent. Une partie des activités économiques et administratives s'en vont ailleurs, notamment pour suivre les populations qui ont besoins de ces services et qui ne sont plus là. La violence monte en puissance, limite après limite. Elle est dans un premier temps, manifestement, le signe d'un ennui, d'un désespoir, d'un appel à l'aide. Dans un second temps, la violence gagne une signification : c'est un langage, un dialogue, une conversation.

Il s'agit pour ses émetteurs d'envoyer un signal aux multiples facettes mais à la signification simple et unique : le territoire change de maître. C'est un temps quasi féodal où tout et n'importe quoi échappe aux règles de l'ancien empire politico-administratif qu'était la République. Des activités économiques qui sont normalement prohibées dans l'empire finissent par se développer sur le territoire. Elles occupent les acteurs. Elles catalysent aussi la violence puisque les seigneuries se recomposent et vont s'adapter à la modification des flux économiques et financiers. De nouveaux seigneurs émergent. La violence n'est plus le signe de l'ennui mais bien l'expression d'une lutte de réseaux pour le pouvoir. "Il est rare qu’un État veuille la guerre pour elle-même, mais il veut être puissant et cette volonté provoque finalement une situation qui rend la guerre inévitable" disait Julien Freund (L’essence du politique, op. cit., p. 596).

Cette lutte remodèle les structures sociales du territoire, tout s'adapte autour du nouvel ordre qui se met en place. La paix sociale, nouvelle version, s'achète elle aussi. Comment ? Par la même monnaie que celle de l'ancien maître : de l'argent pour pourvoir au bonheur matériel des habitants du territoire. Une partie d'entre eux est directement intéressé aux activités économiques illégales. Comme le dit Abou Djaffar ("Ne pas voir que l’argent de la drogue fait vivre des quartiers entiers avec l’assentiment de la République, c’est être aveugle")., les activités économiques du territoire ne sont pas encore régulées. Il faut un nouveau maître, et il veut presque automatiquement tenter de gagner les monopoles économique et celui de l'autorité. La lutte fait donc rage entre les divers seigneurs pour étendre leur fief. Il s'ensuit alors une spirale ascendante où les acteurs tentent de grossir et de supprimer leurs rivaux.

Le pouvoir se complexifie avec l'apparition des châtellenies : des seigneuries dont le seigneur est nommé par un autre au pouvoir plus grand. Il doit répondre de ses activités à son suzerain. Les derniers vestiges de l'ancien empire tendent alors à tomber dans cette lutte pour le pouvoir : les services publiques s'en vont ou fonctionnent tant bien que mal.

Il y a même un phénomène qui apparaît : des frontières. Les seigneurs et leurs porte-armes s'occupent de qui à le droit d'intervenir, de venir ou de passer sur le territoire. Ce sont les "officiers" qui sont les plus particulièrements visés par ce filtrage. Les nouveaux maîtres en sont déjà à la régulation des activités du territoire. L'ancien empire a beau envoyer ses troupes, elles ne peuvent même pas arbitrer les luttes entre seigneurs, et encore moins reprendre pied.

La bataille fait rage chaque jour entre les seigneurs et les vassaux. Il y a deux issues à cette situation : ou bien il y a un vainqueur et la violence s'apaise, ou bien le poids des seigneurs s'équilibrent et la violence s'auto-entretient.

C'est une histoire suffisamment abstraite pour s'appliquer à tous les quartiers de France qui sont en perdition. C'est bien un défi d'autorité qui est lancé à l'Etat.

Cette lutte pourrait très bien s'apparenter à un phénomène décrit par Clausewitz : la guerre. Elle "est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté" (Carl von Clausewitz, De la guerre, chap. 1, §2, p. 51). Et selon Clausewitz, la guerre est un le moyen d'une lutte politique puisque, "en effet, elle exprime directement la réalité fondamentale et caractéristique de la politique : la domination de l’homme sur l’homme" (Carl von Clausewitz, De la guerre, chap. 1, § 24, p. 67). Il y a eu la constitution de seigneuries dans ces quartiers. Elles ont évolué jusqu'à un état féodal où il y a  seigneurs et vassaux. Les premiers ont acquis le pouvoir de ban, les seconds exécutent. Les seigneuries les plus importantes disposent de troupes, de revenus fonciers, d'une justice, des moyens de réguler les activités économiques, etc... L'Etat n'a pas disparu. Mais il s'agit bien d'une lutte politique entre des seigneurs locaux et l'Etat. Il s'agit de l'affrontement de volontés et la place de l'Etat comme détenteur légitime de la violence et maître politique suprême est contesté. C'est pourquoi il s'agit de réponses du politique qui sont attendues.

Il y a eu des émeutes dans la ville d'Amiens. Le déchaînement de violences est loin d'être extraordinaire pour une ville qui est habitué à ce que les affaires de ses quartiers du Nord se règlent par bagarres de rues et de multiples incendies de voitures. L'éruption de violences sort de l'ordinnaire par sa concentration de destructions sur laps de temps très court et la destruction de biens qui ne sont habituellement pas visés (dont une maternelle, cible devenue habituelle des émeutiers en France). Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, s'est empressé de se rendre sur place et d'ordonner le renfonrcement des effectifs de la police. Des journliastes lui demandèrent combien de temps ces pomiers anti-émeutes allaient rester sur place ? Le ministre de répondre qu'ils resteraient jusqu'à ce que les lois de la Répulibuqe s'appliquent dans les quartiers Nords d'Amiens. La réponse du politique est forte, mais elle correspondait à quoi ? Il y a deux réponses possibles : ou bien le ministre voulait dire que les policiers supplémentaires étaient destinés à réguler une violence extraordinnaire par rapport à celle qui est quotidienne, ou bien qu'il fallait revenir au statu quo antes, c'est-à-dire revenir à avant le temps féodal. Le défi n'est pas le même, et pourtant, l'Etat est défié depuis de très nombreuses années.

A Marseille, le problème semble être rigoureusement le même : il y a une féodalisation des quartiers nords de la ville et la guerre fait rage pour savoir qui sera le maîre des territoires féodaux et des activités économiques illicites. Cette guerre des féodaux de Marseille est plus médiatisée car cette contrée est plus riche, et peut donc se fournir plus aisément en armes (là où à Amiens les armes de guerres se font peut être plus rare par manque de moyens, même si elles sont très présentes). Une sénatrice, Samia Ghali, a lancé une demande attendue : l'envoi de l'Armée à Marseille. Abou Djaffar condamne fermement, avec une "certaine ironie", l'appel de la sénatrice à la force militaire. Deux personnes expliquent très bien le pourquoi de cette demande :
  • Julien Freund disait que l'Armée "est le détenteur dans l’État de la violence suprême et extrême, à laquelle celui-ci a recours en période exceptionnelle, soit que la situation lui paraisse désespérée, soit que l’adversaire ait dépassé le seuil de ce qu’il juge tolérable" (Julien Freund, "La finalité de l’armée", Études polémologiques, n° 20-21, avril-juillet 1976, pp. 31-47).
  • Abou Djaffar disait donc : "Alors, donc, l’armée. Pourquoi l’armée ? Pardi, pour remplacer la police. Ah. Mais alors, dans ce cas, si on remplace la police par l’armée, c’est pour faire la guerre, non ? Pour faire ce que la police n’a pas le droit de faire, comme, je ne sais pas moi, tirer sans sommation, tirer pour tuer, tabasser les prisonniers (Les quoi ? Les suspects ? Ah non, désolé, il n’y aura plus de suspect en zone de combat, il y aura des ennemis et des civils). A nous, les perquisitions sans commission rogatoire, les arrestations arbitraires, les violences volontaires. Ben oui, parce que, Madame la Sénatrice, vous ne croyez pas que le déploiement du 126e RI, du 2e REP ou du 17e RGP va permettre de garantir les droits constitutionnels des citoyens ? Si ?"
Que ces situations soient répondent rigoureusement aux caractéristiques de la guerre, c'est un débat. Il n'est pas tellement question de le trancher, mais bien de constater que nous avons un beau laboratoire en France. Si nous avions pu l'avoir avant la guerre d'Afghanistan, cela eut été une grande chance. L'objet d'étude de ce laboratoire est précisément le moment où un conflit bascule. Comment est-ce que la situation en Afghanistan a basculé d'une guérilla larvée et embryonnaire à une guérilla permanente ? Comment est-ce que les choses ont dégénéré en Syrie ? Pourquoi pas comparer avec l'Algérie, l'Indochine ? Il serait osé de tout comparer, et ce n'est pas nécessaire. Mais dans tout ces théâtres, il a fallu redevenir maître de sa volonté pour l'emporter, ne plus être dépendant du comportement que nous impose l'adversaire, pour gagner la "guerre". 

En France, l'Etat entend bien être le maître ultime du pouvoir : celui d'édicter les normes, de réguler les activités économiques et d'assurer la sécurité, ce ne sont là que quelques exemples. Il s'agit presque d'une obligation car si l'Etat ne possède pas ses pouvoirs par un moyen ou un autre il se met en danger face à d'autes maîtres qui administrent quelques territoires. C'est la même chose en Syrie. En Afghanistan il s'agissait aussi de construire un Etat pouvant survivre face à d'autres rivaux politiques.

Et donc, il y a ce formidable laboratoire où l'on peut observer de quelle manière se construit ces acteurs politiques rivaux. Tout comme il est possible d'observer la très difficile entreprise pour faire imposer "son" autorité à des territoires qui ne la veulent pas. C'est une entreprise complexe et difficile et qui est multiformes. L'Union européenne serait la spécialiste des opérations "civilo-militaires" : des opérations guerrières où une mission civile sert à construire l'administration du territoire à pacifier.

Cette entreprise de pacification et de reconquête de l'autorité de l'Etat ou de la puissance désireuse de la gagner suppose une volonté farouche. Les acteurs d'en face cherchent bien souvent à atteindre un but qui peut aussi bien être leur prospérité économique et le développement de leur modèle. Ils connaissent les risques de la guerre, ils en respectent les règles. Face à de tels acteurs, il faut une volonté de fer et un savoir-fair politique qui fait honneur au Politique. En France il y a des ZEP, des ZUP et des ZSP : est-ce que face aux évènements d'Amiens ou de Marseille le Politique s'est-il mobilisé pour réunir ses moyens, les coordonner et engager une lutte pour reconquérir son autorité ? La volonté est la clef de la réussite d'une telle entreprise. C'est un combat de titans pour les politiques que de gagner le temps nécessaire pour concentrer suffisamment d'attention sur un tel problème afin de construire les outils pour le régler.

S'il ne s'agit pas d'un processus d'ascension aux extrêmes, tel que théorisé par Clausewitz, il s'agit bien d'une guerre, ou tout du moins, d'un phénomène qui s'en approche. Abou Djaffar le dit parfaitement bien : le nombre de personnes tuées à Marseille pour règlements de compte liés au trafic de drogue n'est que de 19 personnes. Ce n'est rien : chaque année 10 personnes meurt à cause de requins quand c'est 100 personnes qui décèdent par la faute de méduses. C'est là que le basculement peut être intéressant à étudier, là où il n'a peut être pas pu être très perceptible en Afghanistan ou ailleurs. La résonnance médiatique donnée à ces évènements montent crescendo, sans forcément qu'il y ait de rapport avec leur importance relative. Le pouvoir politique suprême est défié, qui plus est, sur son propre territoire. Il doit s'engager, et le faire de façon crédible : on ne rétablit pas les lois républicaines dans les quartiers nords d'Amiens en quelques jours avec quelques cars de policiers et de CRS. Il y a aussi l'intervention d'autres acteurs qui par intérêt ou par maladresse (terrible force que la maladresse) peuvent tout faire basculer. Imaginez que l'intervention de l'Armée à Marseille devienne une demande récurrente des français, de la société ? Les politiques doivent gérer une telle ascencion : le Président de la République et ses ministres de l'Intérieur et de la Défense ont répondu que non, l'Armée n'interviendrait pas. Elle a beau intervenir en Italie pour tenter de supprimer les mafias, et pourtant, elles sont toujours là.

Nous sommes à moment clef où l'Etat est ouvertement défié. Sa réponse est de temporiser. Cela fonctionne assez bien. Sauf que depuis que cette solution est utilisée faute de mieux, les seigneuries prospèrent et s'étendent. Il y a donc les deux autres réponses qui peuvent encore être apportées : la reconquête administrative par les services concernés ou bien le recours à l'Armée et tous les risques que cela implique. Il n'a pas encore été question des risques de collisions qui peuvent intervenir avec une flambée de violences face à des populations qui souffrent et des acteurs qui ne font pas que du commerce : quid des agents déstabilisants qui prêchent des discours religieux ou autre pour gagner les cœurs et les esprits ? Il ne faudrait pas leur offrir un terreau extra-ordinaire.

Il y a eu bien des débats sur la contre-insurrection, les opérations anti-guérilla, la pacification et encore bien d'autres choses. Ce qui se passe à Amiens et Marseille est une lutte de pouvoir. L'Etat a tous les outils pour rétablir la légalité républicaine. Mais il doit faire face à deux défis : réguler le processus de la violence et construire une volonté de réussir sur le long terme.

Le dernier livre blanc évoquait un "continuum entre la sécurité et la Défense". Il est difficilement perceptible à Amiens et Marseille : s'il faut les forces militaires pour combattre le trafic de drogues à l'extérieur de nos frontières, elles ne sont pas nécessaires pour intervenir dans nos quartiers perdus. Il faut des douaniers, des policiers pour réguler les trafics, et bien d'autres services encore. Il ne faut pas des patrouilles de blindés. Même, les personnes visées s'en accomoderaient très bien, comme cela a pu être vu ailleurs. L'Etat perdrait de sa superbe et de son autorité. C'est à questionner la pertinence de ce continuum.

Ces deux laboratoires sont vraiment très intéressants : quand est-ce qu'un cap est franchi dans la violence au point de faire basculer une situation d'un désordre civil à une situation de guerre ? Comment peut-on reconstruire une légalité tout en évitant une montée aux extrêmes ? Comment jugule-t-on la violence ? Comment construit-on une volonté pour parvenir au bout d'une telle bataille ? Comment rétablit-on la hiérarchie de l'autorité avec un Etat au sommet ? Peut-on placer un Etat au sommet de la hiérarchie de l'autorité partout ?

Il faut donc une volonté, diffuser cette volonté, des discours, une façon de penser, une idéologie ou une doctrine, et construire les outils pour parvenir au but fixé. Il faut définir ce dernier de manière suffisamment précise pour qu'il puisse être atteint. Il faut penser le rapport à la violence. Il faut savoir comment bouleverser la hiérarchie sociale pour la remodeler. Il faut donc l'intervention du politique. L'Armée n'est que l'outil ultime du politique, elle ouvre la voie à une autorité pilotée par le politique à qui l'on demande souvent d'assurer la sécurité et l'ordre dans une sorte de contrat social. Mais en définitive il faut surtout l'intervention de la qualité essentielle du politique : la compromission. Il n'y a que le politique pour faire des compromis, se compromettre et compromettre les autres pour déstabiliser un système social pour mieux le reconstruire. Le militaire ne sait pas faire, il n'a pas la souplesse nécessaire car il ne peut pas compromettre comme le politique.

"C'est grotesque, c'est ubuesque, nous ne sommes pas en guerre civile". Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille.

"Mobiliser l'armée face au grand banditisme n'est en aucun cas une solution. En revanche, la population de ces cités le vivrait comme un véritable appel à la guerre civile ! La seule réponse cohérente est de déployer, dans les plus brefs délais, de nouveaux moyens policiers, formés à gérer ce genre de conflits sur le terrain". Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille.

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