02 novembre 2012

Du Shi Lang au Liaoning : réaffirmation de la volonté de Pékin en Asie ?


http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cb/Mukden_1931_japan_shenyang.jpg© Wikipédia. Troupes japonais entrant à Shenyang pendant l'incident de Mukden.

Les médias francophones tombent sous le charme du premier porte-aéronefs chinois, et ne cessent de gloser sur son impact, fantasmé, sur les crises latentes de l'Asie du Sud-Est. Ce blog se permet de dire que l'entrée en service de ce navire, le 26 septembre 2012, n'est pas synonyme d'une menace actuelle. Alors, est-ce que, comme cela a été prétendu sur ce blog, la Chine aura un groupe aéronaval crédible sur le plan militaire en 2017, 2019 ou 2022 ? Peu importe, à dire vrai, que la date proposée (2022) soit la bonne. Le problème, c'est que tout nos médias se focalisent sur l'entrée en service d'un navire qui ne peut pas, être à l'heure actuelle, être la pièce centrale d'un outil militaire offensif : les chinois ne savent pas (encore) faire. Ce sera pareil pour les anglais quand ils recevront leurs deux porte-aéronefs entre 2018 et 2020 : il leur faudra bien de 7 à 10 ans pour reconstruire un outil aéronaval crédible.

Mais ce navire a une signification beaucoup plus précise pour l'Asie : la Chine lance un porte-aéronefs (qui sera assisté par des escorteurs, dont certaienment des sous-marins, en sus des frégates et destroyers, et pourquoi pas une coopération avec l'aviation à long rayon d'action (autant de patrouille que d'attaque anti-navires) pour guider cette escadre) qui n'est qu'un navire d'expérimentations, d'essais et donc, in fine, un navire école ! Ce que peuvent craindre les nations asiatiques, c'est que ce navire permettent sur la période allant de 2020 à 2025 de constituer le noyau dur d'une puissance aéronavale chinoise pouvant permettre aisément l'entrée en service d'un deuxième, voire d'un troisième navire. Oui, c'est bien cette potentielle montée en puissance chinoise qui inquiète dans la région.

Ce temps semble long à ceux qui s'attendaient à ce que le vaisseau présente une menace actuelle. Mais dans le temps de la mer, qui est un temps long, Pékin pourrait prendre de vitesse bien des rivaux. Il doit être clair pour tout le monde que l'acquisition d'un porte-avions et sa préparation pour qu'il devienne la pièce centrale d'un outil stratégique relève du temps  long :
  • quelques années sont nécessaires pour concevoir le navire dans un bureau d'études.
  • La durée de construction généralement constatée d'un tel navire et pour l'armer de tout ses systèles est de 5 à 7 ans.
  • Enfin, 5 à 10 ans années sont nécessaires pour le transformer en un outil opérationnel (à force d'entraînements et d'échanges avec les marines alliés) capable d'opérer avec un groupe aéronaval.
Nous sommes en 2012, et autant dire que si, effectivement, la Chine construit une escadre école pour accueillir deux porte-aéronefs de plus, et avec, peut être, le premier porte-avions (à propulsion nucléaire) sur la tranche des années 2020-2025 (Mer et Marine évoque la construction d'un, voire de deux, porte-aéronefs à propulsion classique, et peut être même d'un porte-avions nucléaire -notez que ce serait un porte-avions, et non pas un porte-aéronefs), alors elle prendra toute l'Asie du Sud-Est de court.

C'est-à-dire que la région aura très peu de temps pour se positionner face à la puissance chinoise qui va encore monter d'un cran. Pour exemples :
  • les programmes indiens d'acquisition de porte-aéronefs accumulent les retards : les navires (un, voire deux Air Defense Ship/Indigenous Aircrafts Carrier et l'INS Vikramaditya (ex-Gorshkov soviétique) n'arriveraient en flotte que vers 2017-2020).
  • La Russie maintient le Kuznetsov en service, mais elle n'a pas encore retrouvé les capacités nécessaires pour le remplacer, voire augmenter sa flotte de ponts plats. La démonstration la plus flagrante de cet état de fait est que la Chine aura réussi l'exploit de refondre et mettre au service un ancien porte-aéronefs soviétique (classe Kuznetsov) avant que Moscou réussisse à en faire de même pour honorer le contrat d'acquisition passé par l'Inde pour un autre ancien porte-aéronefs soviétique (le Gorshkov, donc, de classe Kiev).
Il demeure donc essentiellement les Etats-Unis dans la région. Ils sont directement impactés par le potentiel défi (Pékin dément construire un ou deux autres navire) et cela ne fait qu'accentuer leur problème naval : avec un navire stationné au Japon, un ou deux patrouillant dans le Golfe Persique et un autre faisant la jonction entre l'océan Indien et l'Asie du Sud-Est, il n'y a pas tellement de navires américains face à un, deux ou trois (à l'orée 2020) navires chinois jouant à domicile -ils passent donc tout leur temps opérationnel sur le théâtre alors que les navires américains passent un bon tiers de leur temps en transit.

C'est justement la volonté des Etats-Unis qui est mesurée par Pékin.

Sur le plan naval, il faut bien comprendre que la Chine ne donne pas, par hasard, des noms à ses navires. Par exemple, le navire-école chinois qui sert à former les officiers d'une marine océanique en construction porte un nom bien particulier : le Zheng He. C'était aussi le nom d'un amiral chinois du XIVe siècle. La particularité de ce marin est qu'il est soupçonné d'être l'un des premiers à avoir découvert l'Amérique du Nord dès le XIVe siècle (mais d'autres pistes portent à croire que ce serait une découverte viking qui daterait du Xe siècle -l'Europe est sauvée). Mais plus encore, du temps de cet amiral, la marine chinoise était une force océanique capable de croiser depuis la Chine jusqu'au Golfe Persique et de soumettre ces côtes à l'influence chinoise.

Dans un premier temps, donc, ce premier porte-aéronefs chinois etait baptisé "Shi Lang". C'est le nom d'un amiral chinois qui servit sous les dynasties des Ming et des Qing, soit au XVIIe siècle. Une des réussites militaires de cet amiral a une résonnance toute particulière, encore aujourd'hui : il réussi à soumettre l'archipel de Taiwan. Donc, et alors que Pékin niait toujours, pour la forme, que l'ancien Varyag soviétique allait devenir un navire militaire, il était attribué d'un nom à la symbolique très forte. Il semblait bien trouvé puisqu'il permettait à Pékin de matérialiser une volonté politique très forte de faire entendre raison à cet archipel pour qu'il rejoigne "une seule Chine, deux systèmes" -ou trois systèmes pour l'occasion. C'était une réaffirmation politique qui aurait fait écho à bien des discours. Mais c'était aussi un risque calculé car si la Chine montait progressivement d'un cran dans le cadre de cette crise larvée, elle le faisait très progressivement sans déstabiliser la région. Les Etats-Unis auraient alors reçu très clairement le message puisque l'archipel de la Chine nationaliste est sous leur protection (bien que Washington évite de franchir des lignes jaunes en accordant une trop grande protection aux yeux de Pékin - autre chose à noter, les Etats-Unis se méfient, peut être trop tard, de la réussite chinoise à espionner les matériels américains vendus à Taiwan, ce qui pourrait expliquer quelques lenteurs à la livraison de matériels).

Mais ce n'était qu'un nom de baptême officieux : rien de rien n'était officiel.

C'est bien dommage, dans un sens. Il a été dit que bien des esprits se focalisent (trop ?) sur les capacités supposées du navire. Sans paraphraser ce qui a été dit plus haut, ce porte-aéronefs n'est pas la pièce d'un groupe aéronaval opérationnel. C'est la pièce maîtresse de la montée en puissance de la Chine dans le club fermé des marines dotées d'une aéronavale embarquée sur porte-aéronefs ou porte-avions. Ce qui aurait dû retenir l'attention, c'est le nom du navire. Première observation, c'est le nom de la province il a été refondu et mis en service : Liaoning. Et alors ? Il y a bien un porte-avions Charles de Gaulle qui était baptisé Bretagne au début de son programme en France et la première frégate du programme FREMM qui est nommée Aquitaine. Deuxième remarque : la Chine ne semble jamais donner un nom à un navire de premier plan à la légère...

La troisième remarque n'est que le fruit de la supposition de l'auteur de ce blog : Liaoning, ce nom n'est pas inconnu dans nos manuels d'Histoire. Liaoning est donc le nom d'une province chinoise. Cette entité administrative abrite une ville, Dailan, où a été refondu et mis en service le navire. La capitale de cette entité territoriale est Shenyang. Le nom mandchou de cette ville est "assez intéressant" : Moukden. En 1931, l'empire du soleil levant organise un faux attentat sur une ligne de chemin de fer appartenant à une société japonaise. Cet "attentat" (il est avéré aujourd'hui que c'est bien le Japon qui l'avait monté de toutes pièces) a été le prétexte pour Tokyo pour occuper la Mandchourie. La suite de l'Histoire est connue : la Chine côtière fut en grande partie soumise par les armes japonaises, et ce fut un massacre parmi les chinois. Aujourd'hui encore, Pékin exige des excuses du Japon et la fureur populaire chinoise explose à chaque fois que cette période est minimisée au Japon, comme quand un manuel scolaire japonais restait bien "modeste" sur cette période.

Il faudrait donc admettre que le nom du premier porte-aéronefs chinois ait été effectivement choisi en liaison avec cet évènement historique qui inaugurait une période noire pour la Chine. Les gouvernements successifs de Pékin, depuis la proclamation de la République Populaire de Chine, s'acharnent à démonter, les uns après les autres, les traités "inégaux" que la Chine aurait eu à signer au XIXe siècle (essentiellement). Cette fois-ci, la Chine pourrait (ce n'est qu'une supposition) adresser un message très fort au Japon : il y a des contentieux à régler, et cela ne peut plus se faire sur des bases que les gouvernants chinois jugent ou jugeraient inéquitables. Pékin afficherait alors une ligne géopolitique constante, mais renouvelerait également sa volonté par cet acte fort.

Dans le cadre de cette supposition, ce n'est plus seulement l'archipel nationaliste et rebelle qui est visé, mais c'est bien le Japon. Le protecteur stratégique est le même dans les deux cas. Ce ne serait pas du tout la même chose entre la réintégration de Taiwan dans le giron chinois et le lâchage du Japon par les Etats-Unis :
  • d'un côté, il y a un archipel qui est divisé entre indépendantistes et un autre camp plutôt désireux de se rapprocher de la Chine (ce qui ne veut pas dire rattachement pur et simple). Si la pression des armes chinoises se fait sentir, la porte n'est pas non plus fermée à une solution politique.
  • De l'autre côté, il y a le Japon. L'archipel dépositaire de l'empire du soleil levant est sous protectorat américain depuis 1945.
La sécurité nationale japonaise repose sur la volonté des Etats-Unis à rester suffisamment engagé en Asie pour défendre et leurs intérêts, et l'archipel. Si donc le message de la Chine passe par ce navire, dont le nom ferait référence à l'incident de 1931, alors un défi est lancé au Japon et aux Etats-Unis.

La Chine fait sentir sa présence navale, via ses agences paramilitaires, le long de ses côtes à travers tout les archipels et îlots qui font l'objet d'une crise larvée depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies (Taïwan donc, mais aussi les Senkaku, Paracels et les Spratleys). Ces confrontations navales qui se font via des forces civiles ou paramilitaires font craindre l'engagement des marines de guerre des pays concernés. Par son porte-aéronefs, Pékin pourrait (conditionnel, toujours) faire savoir que, à l'avenir, la volonté de la Chine est suffisamment forte pour engager un ou deux autres porte-aéronefs supplémentaires, voire un porte-avions nucléaire. Il y a donc un défi militaire qui est lancé. Le Japon a d'ores et déjà lancé deux destroyers porte-hélicoptères (16DDH) et devrait percevoir dans les prochaines années deux autres navires porte-hélicoptères (les deux destroyers 22DDH, notoirement plus grands). La question qui est posée aux Etats-Unis est celle de la volonté :
  • est-ce que Washington relève le défi chinois et reste partie prenante dans les différentes crises qui secouent le Sud-Est asiatique, notamment et surtout les crises territoriales ?
  • Ou bien est-ce que la stratégie d'engagement prioritaire en Asie décrétée par les derniers gouvernements américains (dont celui d'Obama) n'est pas subordonnée à une volonté politique suffisamment solide ?
Pékin fait sentir sa détermination, notamment, et pas seulement, par le poids de son engagement naval. Alors soit les Etats-Unis répondent présent et l'US Navy s'engage encore plus en Asie, soit le Japon et les autres nations asiatiques se retrouvent en tête-à-tête avec la Chine. A ce moment là, les modalités d'un équilibre des puissances entre elles seront tout autre avec une présence américaine en reflux.

Cette supposition sur le choix du nom du porte-aéronefs chinois demeure une supposition. Il est certain que la Chine ne choisit pas au hasard le nom de ses plus importantes unités navales qui constituent le fondement de sa puissance de demain. Si c'est une manière de tester la volonté politique américaine, alors la réponse façonnera pour beaucoup les équilibres gépolitiques des 20 ou 30 prochaines années. Dans ce cadre, l'Europe ne peut que s'attendre à un seul cas de figure : un désengagement américain encore plus grand du Vieux continent puisque : si les Etats-Unis relèvent le défi asiatique jusqu'au bout en continuant à construire un front d'opposition à Pékin, alors les américains auront besoin de la majorité de leurs forces disponibles dans le Pacifique, et cela se fera certainement au détriment de l'Europe (qui investit beaucoup moins sur le plan militaire que le reste du monde). Mais si les Etats-Unis abdiquaient face à Pékin et abandonnaient la stratégique de containment de la Chine dans le Pacifique, alors pourquoi est-ce que les Etats-Unis s'investiraient-ils en Europe ?!

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