13 octobre 2015

Canonnière A2/AD en Caspienne ou Navy scare ?

© REUTERS/Ministry of Defence of the Russian Federation. Des navires militaires stationnés dans mer Caspienne, ce mercredi 7 octobre 2015.

Nous sommes plusieurs observateurs à nous rejoindre sur un point précis à propos de la démonstration navale russe.
C'est le fait d'une canonnière (gunboat) - ce petit navire au pouvoir stratégique démesuré par rapport à son tonnage -, elle serait peut-être à rapprocher du concept de "caporal stratégique". Il y eu celle qui appuya les conquêtes coloniales, celle qui, dotait de missiles anti-navires, bouleversa les engagements et maintenant, celle qui, par le missile de croisière, voit l'influence de la mer décuplée, même à l'ère aéronavale. Bien que l'embarquement de missiles à très longue portée ne soit pas tellement une nouveauté. 

Cette nouvelle canonnière, façon russe, ne cesse d'interpeller le rapport entretenu par l'Occident (au sens très large : Europe, États-Unis, Japon, Corée du Sud, Australie, etc) avec la domination aérienne. Ce qui accréditerait le discours ambiant sur les menaces A2/AD (Anti-Access/Area-Denial) et démontrerait une certaine égalisation technologique avec les challengers (Russie, Chine, Iran ?).
Cependant, ce discours ambiant pourrait avoir aussi tous les aspects d'une navy scare. C'est-à-dire la peur de la perte de la supériorité navale, autrefois, aérienne aujourd'hui, sans qu'il y ait précisément de fondement rationnel à tout cela. Plusieurs choses nous invitent à considérer cette thèse et savoir raison garder.

Premièrement, nous parlons d'une salve de missiles de croisière dont le taux d'échec serait compris entre 10 et 20%, quelques uns avançaient même 15%. Occasion de (ré)apprendre que c'était aussi le taux d'échec du Tomahawk. Au demeurant, rien de nouveau à l'Ouest : pas un cuirassé, ni submersible, même pas un laser. 

Deuxièmement, nous serions amené à croire que, par une ironie terrible, les missiles russes, tombant (paraît-il) en Iran, démontrerait la menace posée par des missiles de croisière au niveau régional, et en particulier sur plusieurs flancs européens. A la décharge des États-Unis, Washington, pour justifier le bouclier anti-missiles, évoquait la seule menace balistique. Et selon une analyse de l'IFRI, la menace des missiles de croisière n'est pas la plus grande priorité. 

Nous entrons ensuite dans une représentation d'un flanc européen dominé par les flottes et flottilles russes équipées de missiles de croisière, où la domination aérienne américaine ne serait plus assurée. Est-ce bien vrai ?

En réalité, nous sommes encore et toujours en train de rejouer le scénario du conflit Est-Ouest (1947-1991). C'est-à-dire que les complexes opérationnels soviétiques, les bastions (aéronavals) étaient des ensembles conçus pour repousser une attaque aéronavale américaine et sécuriser les patrouilles des SNLE rouges.  Transposons ces organisations à ce qu'il pourrait exister aujourd'hui, en admettant que la cohérence opérationnelle soit similaire, alors nous aurions la même situation. 

Ce qui nous oblige à plusieurs remarques : 
  • le volume de forces n'est strictement pas le même ; 
  • s'il y a égalisation technologique, il n'y a pas dépassement (zéro gap en défaveur de l'OTAN).
Il serait bien long et fastidieux de compter chaque tous les armements. Mais notons, à main levée, quelques petites choses simples. En matière d'aviation de combat, il est parfaitement certain que le nombre a considérablement diminué. Toutefois, bon nombre des futurs papiers annonçant la terreur risquent fort de comparer la situation à hier. Peu importe. C'est par rapport aux armées de l'air adverse d'aujourd'hui qu'il s'agit de se comparer. En la matière, remarquons que la majeure partie des armées de l'air occidentales sont dotées non plus de chasseurs légers mais de chasseurs mi-lourds, voire lourds. La France avait 600 avions de combat, elle ambitionne encore d'en avoir 225. En comptant les pays possesseurs d'Eurofighter, de F-16, F-18, nous devrions pouvoir tabler sur un millier d'appareils. Sans compter les avions de transport, de ravitaillement, de guet aérien, etc. Les capacités de frappe dans la profondeur, et donc les processus de ciblage, aussi bien terrestre (Scalp) qu'aérienne (Meteor) ne sont rigoureusement pas les mêmes. 

En mer, et paradoxalement par rapport aux constats régulièrement faits, nous aurions plutôt une progression technologique, voir en volume qu'une diminution. Par exemple, toutes les marines européennes se sont construites depuis les années 1990 sur un paradigme de projection mais aussi sur une adaptation technologique par rapport à la bataille aéronavale à mener face aux soviétiques et par rapport à la deuxième guerre du Golfe. Hier, la Marine nationale avait trois frégates dotées d'un sonar ATBF, demain elle devrait en avoir dix (avec une option sur les deux Horizon). Nous n'avions aucune frégate de défense aérienne moderne, demain nous devrions en avoir quatre dotées d'un système d'armes comparable à l'AEGIS. Et que dire d'une Europe à quatre groupes aéronavals (France, Royaume-Uni, Espagne, Italie) ? 

C'est plutôt à terre que la décrue est très forte. Les premières réactions pour réajuster le niveau d'armement par rapport aux ambitions russes sont mêmes déjà perceptibles. Ce sont les échanges de chars Léopard 2 entre les nations d'Europe du Nord, certaines les vendant, d'autres les achetant. Ce qui est nouveau, c'est que les vendeurs d'hier souhaitent se doter à nouveau. Le cas français consacre une diminution puisque nous avions 1300 AMX-30 en brassant large, nous avons au maximum 400 Leclerc, pour environ 200 en ligne et seulement une centaine qui serait opérationnel. Même si les 400 chars de bataille théoriques avaient une efficacité de 3 pour 1, ce serait difficile à consacrer dans les faits. Et en la matière, le nouveau char russe souhaite apparaître, sinon comme une rupture, tout du moins comme une avancée technologique (quoi que déjà envisagée pour la conception du Leclerc, par exemple).

Nous pourrions le vérifier aisément, il me semble, au cours de longs inventaires, les capacités européennes, au regard des capacités russes et chinoises, sont loin d'être ridicules. Ce qui l'est, en revanche, est ce profond étonnement que la Russie et la Chine développent des solutions A2/AD. Moscou, par exemple, souligne régulièrement qu'il considère l'OTAN comme une menace. C'est ainsi. Pékin dans les mers d'Asie du Sud-Est cherche à éloigner la puissance aéronavale américaine pour étendre son influence régionale. C'est une volonté s'appuyant sur un temps long qui porte ses fruits : c'était parfaitement prévisible, et les démonstrations, ponctuelles ou durables, ne démontrent pas une révolution. 

Ceux qui agitent la menace d'une guerre mondiale sont bien trop écoutés. La Russie n'intervient pas en Syrie pour trouver un prétexte pour atomiser la planète. Non, il semblerait plutôt que c'est pour faire pression sur le président syrien, appuyer un accord avec l'Arabie Saoudite, etc. Que dire de l'attitude chinoise, prudente et refusant, finalement, toute course à l'armement ? En tous les cas, refusant de ne s'équiper pas plus que nécessaire pour souligner son rang. 

Quid des menaces A2/AD ? C'est peut-être ici que se rejoignent la question de la défense de l'Europe (au sens de l'OTAN et de l'Union européenne) et d'un nouveau paradigme international où Moscou et Pékin feront jouer de leur interventionnisme militaire. Il ne s'agit pas de la question d'un missile balistique, de croisière ou d'un nouveau chasseur. Il s'agit de savoir quelles sont les ambitions politiques pour la défense du continent et de ses nations et comment elles sont réellement traduites dans les faits. 

C'est-à-dire que sur le plan opérationnel, la défense aérienne, l'action aéronavale ou aéroterrestre suppose une cohérence opérationnelle s'appuyant sur diverses capacités. Un armement n'est rien sans un environnement servant à l'employer au mieux au service d'actions s'insérant dans une stratégie. L'action anti-sous-marine se mène assez difficilement sans sous-marins ou hélicoptères dotés de sonars, par exemple. Tout ceci suppose un effort national, voire commun pour mettre sur pied des capacités militaires crédibles. Ce qui suppose un effort et des exercices pour assurer de la crédibilité des forces. 

Ce qui peut inquiéter en la matière, c'est que si sur le papier, les membres de l'OTAN n'ont pas à rougir technologiquement, il y a lieu de s'inquiéter sur la cohérence politique et militaire de l'ensemble qu'ils forment. Ce qui pourrait expliquer l'échec de tous les efforts de partage du fardeau militaire. 

Et si pour équilibrer la relation avec Moscou sur le continent, soit par l'OTAN, soit par la défense européenne, il faut montrer des capacités militaires crédibles alors elles ne sont pas présentent actuellement. Tout comme l'interventionnisme militaire européen est régulièrement pris en défaut. Et même la France et l'Angleterre (plus de 50% de la défense européenne) peinent à réunir toutes les capacités nécessaires pour entrer en premier sur un théâtre. Par contre, la Russie, la Chine et leurs alliés ne semblent pas faire d'économie sur des capacités A2/AD pour s'assurer la paix. 

In fine, ce ne serait pas tant la question de l'A2/AD qui serait mise en relief par la démonstration navale russe. Mais plutôt celle d'une certaine incohérence opérationnelle et de choix qui ont été fait de ne plus assurer certaines capacités opérationnelles. C'est toute la question de l'effort de défense au regard de quels objectifs politiques. Et ce qui peut apparaître comme un certain découplage entre l'interventionnisme des uns et l'isolationnisme des autres est difficilement supportable au sein d'une organisation comme l'OTAN ou même parmi les membres de l'Union européenne (citons le cas français demandant à sortir son effort de défense du calcul des déficits).


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