26 novembre 2015

Attentats du 13 novembre 2015 - L'invocation de l'article 5 du traité de Bruxelles est-elle juridiquement envisageable ?

© REUTERS/Baz Ratner. Un Merkava IV israélien à la frontière avec le Liban en 2015.
Nous avons eu l'occasion de tenter une confrontation entre le groupe armé "État Islamique" et la définition de l'État par Carré de Malberg (1921). De concert avec Mars attaque, nous nous interrogions sur l'utilité de convoquer l'OTAN par l'article 5 du traité de Bruxelles (1949) alors que l'Union européenne se mobile sur le fondement de l'article 42-7 TUE et que les États-Unis accroissent de manière sensible leur coopération avec la France. Aujourd'hui, il nous fait tenter d'explorer une nouvelle hypothèse : et s'il n'était juridiquement pas fondé d'invoquer l'article 5 du traité de Bruxelles ?

Avant toute chose, entendons-nous bien sur nos ressources. Nous nous abreuvons des prises de note (peut-être mauvaises ou erronées !) du cours dispensé par M. David CUMIN à l'université Jean Moulin (Lyon III). Comprenons-nous bien : il ne s'agit que d'une réflexion proposée sur la base de ces notes. Il ne s'agit donc en aucune manière d'un quelconque reflet de la position de M. CUMIN.

A cet égard, nous renvoyons l'aimable lecteur vers les publications de M. CUMIN pour dissiper tout malentendu éventuel :
Toutes précautions prises et clarifications apportées, nous allons pouvoir aborder notre hypothèse. Le cours dont il s'agit (cf. supra) questionné la désétatisation et la démilitarisation de l'acte d'agression. Autrement dit, est-ce qu'un groupe armé non-étatique peut être l'auteur d'un acte d'agression à l'encontre d'un État ?  

Nous différencions le GANE (Groupe Armé Non-Étatique) d'un groupuscule, d'un réseau et d'une entité territoriale. Dans le cas d'espèce, il nous faudrait rouvrir la caractérisation du groupe armé État Islamique pour tenter de déterminer s'il est plutôt un GANE ou une entité territoriale. La frontière est floue et la dynamique constante dans son évolution spatiale. 

Pour autant que la question apparaît comme très technique et juridique, nous nous gardons bien de céder à un certain discours sur l'inutilité apparente du droit. Le système de sécurité issu de la deuxième guerre mondiale s'est constitué, pour l'essentiel, mais pas seulement, sur la mise en place de l'Organisation des Nations Unies et l'adoption par tous ses États membres, soit une bonne "majorité" inter-étatique, de sa charte. Celle-ci organise le recours à la force armée dans les relations internationales :
  • Chapitre VII, article 51 : "Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l'objet d'une agression armée, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales." ;
  • Chapitre VII, article 39 : "Le Conseil de sécurité constate l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.
Nous avons là l'essentiel de cette architecture. Les États demeurent libre d'exercer leur droit à la légitime défense en cas d'agression armée (art. 51). Le Conseil de sécurité reçoit la compétence de guerre pour sanctionner l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix ou un acte d'agression. A la remarque près que le recours à la force armée n'est envisagée dans la charte que si les mesures de coercitions non-armées n'ont pas réussi. 
Il s'agit bien d'une confiscation du droit de faire la guerre, et donc, une trop grande ouverture au droit de légitime défense déconstruirait cette confiscation.

Le système onusien, comme nous le disions plus haut, retient la compétence de guerre et la transfert au Conseil de sécurité. La légitime défense est toutefois reconnue jusqu'à l'intervention du Conseil de sécurité. Toutefois, si la guerre entre États est proscrite pour vider un différent, elle n'est pas interdite au sein de l'État. C'est-à-dire quand l'État perd le monopole de la violence légitime (Max Weber). Remarquons que si l'acte d'agression armée est citée, il n'est associée à aucun moment à un quelconque caractère militaire et encore moins étatique. 

La jurisprudence internationale a reconnu la lutte armée à des GANE dans des contextes très précis. Conséquence de la guerre franco-prussienne de 1870, la lutte contre l'invasion par levée en masse est reconnue comme licite tant qu'elle ne constitue pas un acte d'agression indirecte (règlement de La Haye, 1907). La lutte contre l'occupation par civils est reconnue après la deuxième guerre mondiale (Convention de Genève, 1949). De facto, il y a démilitarisation de la belligérance par le droit international. Sans que cela constitue un acte d'agression armée.

Deuxième porte ouverte : celle des Mouvements de Libération Nationale (MLN) dans un sens anti-colonial, post-colonial (État successeur d'un État européen sans qu'il y ait eu autodétermination) et anti-appartheid. Les MLN sont reconnus par le protocole 1 de 1977 additionnel aux Conventions de Genève de 1949. Ils sont des organisations combattantes non-liées à un État. L'Assemblée générale des Nations Unies a, en la matière, créée un un droit de la décolonisation armée. Autrement dit le droit d'entrer en guerre s'agissant du mouvement, personne morale et le droit de faire la guerre s'agissant du mouvement. 

Les MLN attestent bien de la désétatisation non seulement de la bélligérance mais aussi du droit de la bélligérance. Cependant, le facteur étatique l'emporterait, et ce serait l'exception qui confirmerait la règle, car les MLN apparaissent alors comme de futurs États à constituer dans le cadre des luttes anti-coloniales ou post-coloniales ou d'État à reconstituer dans le cas d'appartheid.

Il nous reste à explorer le cas où il ne s'agit pas d'un GANE luttant contre une invasion, une occupation ou pour une libération nationale. Ce sont typiquement les exemples des groupes combattants Kurdes, du Hezbollah au Liban ou encore de l'ÉI en Syrie et en Irak.

Le droit international ne reconnaît que l'agression indirecte assimilable à l'insurrection ou à la sécession armée dirigée depuis l'extérieur. Le GANE est alors considéré comme un organe de facto d'un État agresseur. Dans ce cadre, une première résolution de l'AGNU, résolution 2625 du 24 octobre 1970, interdit à tout État de soutenir des actes de guerre civile, subversion ou de terrorisme sur le territoire d'un autre État. Il appartiendra à l'État victime d'apprécier la gravité et l'imputabilité des faits. Il apprécie sous l'éventuel contrôle du CSNU.

Par la suite, la résolution 3314 du 14 décembre 1974 de l'AGNU pose deux conditions cumulatives pour que l'aide d'un État à une GANE puisse être qualifié d'agression :
  • les actes de violence commis soient suffisamment grave,
  • l'État concerné ait envoyé les groupes armés et/ou qu'il se soit engagé de manière substantielle.
C'est à l'exemple de l'Afghanistan de 2001 qu'il nous faut rendre visite. Les États-Unis n'invoquaient pas sur le plan juridique une agression armée de la part d'un GANE. Mais il reprochait une agression indirecte de la part de l'Afghanistan. L'argumentaire portait sur un élargissement de l'engagement substantiel à la tolérance du GANE sur le territoire afghan. Cette "mise à disposition du territoire étatique" impliquait de souligner juridiquement que, bien que les attentats soient attribués à Al-Qaïda, c'était en qualité d'organe de facto de l'État d'Afghanistan.

Notre visite suivante est au conflit ayant opposé Israël au Hezbollah en 2006. A priori, nous pourrions trouver là un acte d'agression commis par une entité territoriale à l'encontre d'un État. Ni Israël ni aucun autre État n'a soutenu l'attribution des attaques du Hezbollah au Liban car ce mouvement est trop reconnu comme autonome pour pouvoir le qualifier d'organe de facto de l'État libanais. C'est alors que Tel Aviv, pour justifier son recours à la légitime défense, proposait comme argument le manquement de l'État libanais à ses "obligations de prévention et de répression" car depuis le territoire du Liban que les actes d'hostilité avaient été préparé et lancé. En conséquence, le Liban était également parti au conflit car il se déroulait sur son territoire et deux ministres du Hezbollah étaient dans son gouvernement et avaient participé à l'adoption de la résolution 1701 (12 août 2006) du Conseil de sécurité.

L'ouverture de l'agression armée à un GANE ou une entité territoriale n'a pas été réalisée et demeure l'apanage d'un État directement ou indirectement. Visitons un dernier exemple d'une féroce actualité. La Turquie se plaignait des actes commis par les mouvements kurdes depuis le sol irakien. Il n'était pas possible d'avancer un manque de vigilance et de diligence de la part de l'Irak dans la mesure où, jusqu'en 2004, le Nord du pays était sous le régime d'une zone d'exclusion aérienne. La Turquie n'attribuait pas non plus les actes des groupes incriminés à l'État irakien. Cela n'ouvrait qu'un droit d'auto-protection, et non pas de légitime défense, à Ankara et le seul engagement des pouvoirs de police. Depuis 2004 et la fin de la zone d'exclusion aérienne, la Turquie ne développait pas outre mesure son argumentation en faveur de la désétatisation de l'agression. 

Sauf erreur de notre part, nous n'avons pas trouvé de reconnaissance d'un acte d'agression armée commis par un GANE à l'encontre d'un État. Nous avons circonscrit les cas des luttes contre l'invasion, l'occupation et la décolonisation et l'apartheid. Dans le cas de l'ÉI, il ne s'agit d'aucune de ces hypothèses. 

C'est pourquoi la lecture de l'actuel article 5 du traité de Bruxelles (1949) nous gêne : 
  • "Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord.
    Toute attaque armée de cette nature et toute mesure prise en conséquence seront immédiatement portées à la connaissance du Conseil de Sécurité. Ces mesures prendront fin quand le Conseil de Sécurité aura pris les mesures nécessaires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales."
 Nous soulignons les parties qui nous semblent le plus lié à notre propos. Dans quelle mesure l'attaque armée ici qualifiée se distingue-t-elle d'un acte d'agression armée ? Et de quelle manière cette formulation est-elle fonctionnelle avec le droit international sur l'exercice de la légitime défense ? 

L'OTAN, organisation régionale, est constituée d'États membres de l'ONU. L'invocation de l'article 5 dans le cadre des attentats survenus à Paris le 13 novembre 2015 peut-il achever d'ouvrir la démilitarisation et la désétatisation de l'agression armée aux groupes armés non-étatiques ? C'est l'enjeu que nous voulions souligner.


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