14 février 2016

Agriculture française : acteur ou sujet stratégique ?

© Inconnu.
Nous évoquions quelques règles générales proposées par Camille Rougeron quant à l'incidence stratégique de l'agriculture pour la Défense nationale. Il était question de son rôle dans l'occupation de l'espace national (européen) car "gouverner, c'est peupler". Mais nous nous devons de nous interroger sur le rôle de l'agriculture française alors que sa partie industrielle est en crise. Participera-t-elle de la puissance française, au sens de la définition de Raymond Aron (la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités), ou bien ne sera-t-elle plus car les sols français seront le réceptacle des ambitions de nouvelles populations ou le vase d'expansion de puissances en mal de terres arables ? 

Lionel Garreau (maître de conférences Paris Dauphine) propose d'aborder la problématique agricole française par la question du positionnement stratégique : "le positionnement stratégique d’une entreprise se définit en fonction de deux critères : le prix – relatif à la moyenne des prix pratiqués par les autres concurrents sur le marché – et la qualité perçue par les clients – elle aussi relative à la moyenne de la qualité perçue par l’ensemble des clients."

Ce qui permet, nous dit M. Garreau, d'obtenir plusieurs positionnements possibles : "Cela permet d’obtenir plusieurs positionnements possibles, dont le low-cost, proposant une qualité moindre que la moyenne avec des prix plus bas (Ryanair), la sophistication ayant des prix supérieurs pour une qualité supérieure (Apple), la stratégie hybride où l’entreprise propose simultanément un surcroît de valeur et une réduction de prix par rapport aux offres concurrentes (Free lors de son entrée sur le secteur Internet), ou encore le positionnement « prix » correspondant à une qualité standard à un prix plus faible que la concurrence." 

L'agriculture française est écartelée entre deux dynamiques économiques divergentes. La première est sa partie industrielle, majoritaire, qui est en perte de vitesse car son positionnement ne correspond plus à la réalité des marchés européen et mondiaux. La deuxième est sa partie artisanale, mêlée de hautes considérations sur la qualité (les "vraies" AOC non-corrompues par un lissage industriel, pour faire simple) et l'agriculture biologique. 

L'agriculture industrielle à la française se retrouve mal positionnée par rapport à ses concurrentes. Elle est en situation où son incapacité à s'adapter au marché lui impose d'évoluer. Une des solutions serait de copier les solutions allemandes, voire espagnoles dans une moindre mesure : industrialisée à outrance, exercer une très forte pression sur les salaires. 

Cette solution n'est pas sans exiger quelques ambitions car il ne suffit pas d'évoquer quelques projets comme la "ferme à milles vaches" ou bien de concentrer encore plus les exploitations.

Premièrement, Michelet nous disait en 1846 que la France c'était 20 millions de paysans (propriétaires ajoutait Olivier Kempf) alors que l'agriculture anglaise c'était 30 000 aristocrates faisant travailler des métayer. La concentration industrielle que certains appellent de leurs vœux ne peut qu'accoucher d'une disparition du nombre d'exploitants. 

Deuxièmement, rares sont les personnes à évoquer les processus d'intégration verticale. Quid de la question du stockage des récoltes et des produits de l'élevage pour vendre au meilleur moment ? Quid du rôle de la numérisation des exploitations, de l'utilisation de technologies spatiales pour améliorer l'épandage, par exemple ? Quid des questions de nature stratégique sur la propriété intellectuelle des semences, et donc des OGM ne produisant, manifestement pas pour la plupart, de graines ? Quid de la question de l'énergie dans le cadre d'une transition énergétique faisant la part belle à la décentralisation d'une partie des moyens de production ? 

Accroître l'industrialisation de l'agriculture française risque fort de ne déboucher que sur une concentration horizontale. Pourquoi pas ? Mais les vraies questions touchent aux dynamiques verticales. Camille Rougeron disait qu'il y a besoin d'un intermédiaire entre l'homme et sa production : le kolkoze (sans parcelles réservées au membre du parti plus égaux que les autres) ou la grande ferme anglo-saxonne. Et donc, qu'elle sera le poids de cet intermédiaire par rapport à de grandes entreprises, telle Google ou Mosanto ? Si l'agriculteur français n'est qu'un exécutant dans un schéma économique bouleversé par l'intermédiation (Google et le Big Data, Mosanto et les OGM, voire de futures entreprises en matières d'exploitation des énergies récupérables dans les exploitations agricoles ou encore les bénéfices à tirer de l'économie circulaire à partir de tous les produits de la ferme) alors il sera tout sauf un acteur stratégique. Il deviendra sujet car il l'est déjà des circuits de distribution. 

L'agriculture artisanale se positionne sur un prix plus élevé mais des produits de qualité. Le camembert ne peut être qu'au lait cru car, ne l'oublions pas, c'est l'Iowa qui produit le plus de camembert au monde... 

Paradoxalement, c'est cette agriculture qui développe toutes les solutions pour devenir acteur. Le poids de l'acteur ? Ces agriculteurs y répondent soit par l'association des producteurs, soit par leur association dans la création de réseaux de distribution (AMAP, magasins sociétaires, etc). Une expérience new-yorkaise voit même un magasin possédé par des actionnaires résoudre la question du coût de la main d'œuvre : son accès est réservé à ses actionnaires qui donnent de leur temps pour le faire fonctionner. Supprimant les intermédiaires, ne s'engageant même pas dans les processus d'intermédiation (Google, Mosanto, etc), ils accroissent leur marge tout en contrôlant toute ou partie des dynamiques verticales.

L'agriculture industrialisée à la française ne peut éviter ces débats sur la différence entre être acteur, et donc au service de la puissance française, ou bien n'être que sujet. L'agriculture artisanale propose des solutions qui impliquent un positionnement stratégique revu à la hausse, par des prix plus élevées. Mais elle prétendrait, par cette manière, trouvait un équilibre économique qui favoriserait une meilleure occupation du sol national. Un échec de l'industrialisation serait une aubaine pour une tertiarisation ou une colonisation étrangère. Blue Lobby Transparency de remarquer : "50 % des propriétaires agricoles partent à la retraite dans les 10 ans. La terre est à vendre?"


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