25 avril 2016

Command of the sea ou sea control ?

© Wikipédia. Carte de la Bataille de la baie de Bantry (11 mai 1689). 
Nous proposions deux axiomes stratégiques (les âges des plateformes navales et le lien entre le tonnage marchand et militaire) à l'échelle de l'Histoire. Essayons d'entrer dans un débat, somme toute classique, ayant toute sa pertinence eu égard l'architecture des flottes mondiales. L'amiral Alfred Thayer Mahan (The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, 1890) soutient la thèse du command of the sea et partant, de la bataille décisive afin d'interdire à un protagoniste d'user de l'Océan à son profit. Sir Julian Stafford Corbett (Some Principles of Maritime Strategy, 1911) affirme plutôt qu'une maîtrise locale et temporaire (sea control pour reprendre Bernard Brodie) d'une mer disputée est prioritaire afin de disposer des fonctions de la Mer, notamment les lignes de communication puisqu'il n'est pas possible d'obtenir un contrôle total de l'Océan. 


Mahan, défend la thèse de la bataille décisive, souhaite, afin de parvenir à la maîtrise des mers, détruire la flotte adverse. Corbett suppose la maîtrise locale et temporaire de la mer afin de pouvoir user de ses fonctions positives (richesses, communication et théâtre - voir COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de Stratégie, Paris, Économica, 1999, 1005 pages) dans l'optique de débarquer un corps terrestre sur les points faibles du dispositif adverse et de pouvoir l'entretenir dans le cadre d'une guerre limitée avec pour objectif d'influencer ou d'obtenir la décision stratégique à terre.  

Dans un premier temps, nous allons rapporter ce que nous croyons être l'opposition entre les deux penseurs à un exemple remontant à la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697).

L'Angleterre, ayant rejoint la ligue après le renversement de Jacques II Stuart. Guillaume d'Orange devient Guillaume III en montant sur le trône des royaumes d'Angleterre, d'Irlande et d'Écosse. La France de Louis XIV cherche à rétablir Jacques II Stuart, cousin germain du monarque français. C'est tout l'enjeu de la bataille de la baie de Bantry (LE MOIGN Guy, Les 600 plus grandes batailles navales de l'histoire, Rennes, Marines éditions, 2011, 620 pages) où l'amiral Châteaurenault se doit d'aller débarquer un contingent en Irlande tandis que l'amiral Herbert tente de l'en empêcher. 

L'escadre française n'a pas été détruite mais a se replie en bon ordre vers Brest face à l'Anglais. Elle a pu utiliser la Mer comme voie de communication afin de porter un corps terrestre pour tenter d'influencer ou obtenir la décision à Terre. Dans des perspectives mahanienne et corbettienne, l'échec de l'amiral anglais est patent puisqu'il ne parvient ni à obtenir un résultat décisif ni à dénier l'utilisation de la Mer aux Français. 

Dans un deuxième temps, appuyons-nous sur cet exemple afin d'aborder quelques problématiques navales actuelles. 

Le cas américain est quasi paroxystique puisque le concept de command of the sea semble encore dominer la construction de l'US Navy. Prenons l'exemple du BAMS (Broad Area Maritime Surveillance) dont le Sea Hunter est l'un des derniers avatars. Ce système de systèmes prétend à une surveillance océanique à l'échelle mondiale. Cette utopie navale (alors qu'un Carrier Strike Group parvenait à se soustraire à la surveillance soviétique en son temps par "simple" silence électromagnétique) suppose un quadrillage serré de la Mer comme s'il s'agissait d'un territoire (maritime) alors qu'elle contient quantité d'espaces lacunaires. Cela suppose l'absence de failles technologiques pouvant être exploitées en plus du "relief" aéromaritime et sous-marin par l'adversaire.

"Dès lors, la condition élémentaire d'un command of the sea relativisé et adapté à notre époque, est le "nombre efficace" - soit le nombre de navires aptes à cette mission couplé tant à la maîtrise de la navigation et au nombre de jours de déploiement par an - qui seul permet la persistance, dont le résultat final est l'établissement d'une capacité d'action globale en haute mer." 
HENROTIN Joseph, Les fondements de la stratégie navale au XXIe siècle, Paris, Économica, 2011, p. 209

C'est tout l'échec d'une succession de projets matériels et diplomatique américain pour compenser le déclin du nombre de navires de combat de l'US Navy : des 600 ships de Reagan, la marine américain évolue autour des 300 navires aujourd'hui. Dans cette perspective, la one thousand ships navy, le Littoral Combat Ship et peut-être quelques avatars de la robotisation tel le Sea Hunter sont ou semblent bien placés pour être des échecs. 

Toutes les flottes mondiales semblent se construire sur le paradigme d'une campagne plus ou moins courte pour ou bien soutenir le déploiement d'un corps aéroterrestre ou bien d'une campagne opérative "décisive" afin de détruire la flotte adverse. C'est dans ce contexte que nous pourrions replacer la stratégie dite A2/AD (Anti-Access/Area Denial). En réponse à un supposé déni d'accès (sea denial) chinois, les États-Unis ripostent par un déni au déni. Entre ces deux buts négatifs, il ne reste qu'une mer disputée. 

Maîtriser temporairement et localement (Corbett) les dimensions de l'action maritime sous, sur et au-dessus de la mer exige une cheville ouvrière adaptée à ce travail : la frégate. Lutter dans chacune de ces dimensions exige des qualités nautiques différentes très difficiles à réunir dans un navire polyvalent.  

Pour paraphraser Joseph Henrotin, rapporter les armes et menaces d'hier à une économie mondiale toujours plus tertiarisée avec toujours moins de stock est très vulnérable à une interruption qu'elle dure quelques heures, jours ou semaines.

La Première Guerre mondiale (1914-1918) et une grande partie des conflits maritimes du XXe siècle (Suez, guerre des six jours (5-10 juin 1967), Deuxième Guerre du Golfe (2 août 1990 – 28 février 1991), etc) montraient combien avec des moyens modestes un acteur pouvait interdire une zone maritime ou bien perturber, voire interrompre totalement une route maritime. Le premier cas, le premier et très structurant, voyait, après l'échec des batailles navales décisives, des flottes se restructurer autour de l'action anti-sous-marine afin de conserver l'usage de la Mer.

L'exemple du minage des eaux koweitiennes est très éclairant puisque il fallait de six à dix chasseurs de mines travaillant pendant quatre à six mois pour déminer les eaux... avec les plans de minage fournis par les irakiens. Nous pourrions élargir la liste des exemples particulier à lutte contre les raiders dans les deux batailles de l'Atlantique, aux incidents et accidents maritimes dans les détroits, etc.

Faute d'une masse critique suffisante, les flottes voient le nombre des "divisions" (exactement le même sens qu'à terre) se réduire à presque rien. Les flottes de l'après Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) se fondait sur le paradigme d'une guerre des communications par emploi massif de mines, sous-marins, etc. Depuis, l'évolution s'est recentrée sur une sorte de paradigme néo-mahanien où les marines se resserrent sur la préservation des compétences nécessaires à l'action aéroterrestre, anti-sous-marine et aérospatiale dans les coalitions. Fautes d'escorteurs, de frégates, les options tactiques se réduisent, et donc la crédibilité des grands outils préservés. 

Nous pourrions nous retrouver alors dans la même situation que le 11 mai 1689. Ne plus être capable de conserver l'usage de la Mer et de le dénier à l'adversaire. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, cet usage semble acquis alors qu'il est remis en cause dans bien des zones. Plutôt qu'une bataille homérique mais indécise entre une flotte de sigles et d'acronymes, la plus grande menace pourrait bien résider dans la mise en œuvre d'armes peu coûteux et très chronophage pour qui souhaite les contrer puis en défaire les effets. L'amiral Nelson ne réclamait-il pas, sans cesse, toujours plus de frégates pour éclairer son corps de bataille ? 

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