26 septembre 2017

Dissuasion nucléaire : du tout ou rien territorial à la logique anti-forces ?

© Inconnu.
La pertinence de la dissuasion nucléaire comme élément de la stratégie politique nationale traduit dans la stratégie militaire après le traumatisme du mois de juin 1940 - "plus jamais ça !" - et l'asservissement à un feu supérieur au nôtre en 1956 - constituent le fondement de notre force nucléaire. L'investissement de lancement, les coûts d'entretien ainsi que ceux pour le renouvellement invitent régulièrement à reposer les conditions du débat. Ce dernier s'est-il suffisamment attardé sur un glissement d'une logique de défense du territoire national par le feu nucléaire jusqu'au glissement de facto à une logique de contre-forces ?

Venons en directement à la pensée nucléaire du Président François Mitterrand qui avait en grande partie la charge de prendre les décisions structurantes quant au renouvellement des trois composantes de la dissuasion nucléaire. À l'instar des années 1950 et 1960, les forces armées nationales avaient à cœur de présenter chacune une future plateforme pour la composante rattachée à leur milieu.

L'Armée de l'Air poursuit depuis 1964 la posture permanente de la composante aéroportée de la dissuasion avec le couple chasseurs légers ou moyen avec un missile de croisière supersonique (depuis le 1er mai 1986) plutôt qu'une bombe à gravité. Et assume un deuxième glaive avec le plateau d'Albion. Le plateau d'Albion, alors armé par des missiles S3 devait bénéficier d'une modernisation avec les missiles S4 (36 missiles S4 (3500 km), plus léger que les S3 (3500 km,  et déployé pour partie sur des porteurs mobiles (18) et en silo (18). Bien plus tard, il sera aussi envisagé d'ensiloter sur ce plateau des dérivés des MSBS M4, M45.

L'Armée de Terre met en œuvre ses régiments Pluton depuis 1974 et souhaite, elle aussi, moderniser sa composante. Le projet SX porte sur un missile mobile tri-charges monté sur véhicule routier transporteur qui se substituerait aux missiles du plateau d'Albion. Par la suite, les missiles Hadès reprendront le concept des Pluton avec une portée étendue bien que le programme sera achevé sans entrer en service.

La Marine nationale demeurait appuyait sur la FANu (depuis novembre 1978 les Super Étendard peuvent délivrer des bombes nucléaires à gravité ; l'emploi de l'arme nucléaire à bord des porte-avions est envisagé depuis, au moins, 1958 en raison de l'échec du Q244) embarquait sur les deux porte-avions Clemenceau et Foch tandis que les SNLE de classe Le Redoutable aux standards M20 à M4 devaient connaître un remplacement nombre pour nombre par six SNLE-NG.

L'enjeu pour les forces est que la composante retenue, voire dédoublée dans le cadre de la triade nucléaire, garantie à la force armée du milieu quelques priorités budgétaires tant pour les forces nucléaires que leur environnement. Aujourd'hui encore, le fait nucléaire militaire est perçue comme l'une des meilleures garanties budgétaires pour la construction d'un modèle d'Armée.

Des décisions prises, ce qui nous intéresse est la mobilité des composantes puisque la seule modernisation et augmentation capacitaire du plateau d'Albion sous-entend de conserver un élément fixe dans la triade nucléaire. Le mardi 3 février 1987, le Président Mitterrand visite les installations de la 95e escadre de missiles stratégiques du plateau d'Albion. Il prononce une déclaration à la presse à l'issue de cette visite et répond à quelques questions :


QUESTION - Est-ce qu'une éventuelle mobilité vous paraîtrait une valeur ajoutée pour le successeur du missile S3 ?

LE PRÉSIDENT - Après une discussion fort importante, fort intéressante et très nécessaire - on doit se poser toutes les questions quand on parle de ces choses, il s'agit de la sécurité du pays -, j'ai tranché en faveur du renforcement d'Albion et de l'installation à Albion des nouveaux missiles, qui auront d'ailleurs une dimension moindre et un poids moindre que les missiles actuellement en service.

[...]

La mobilité est un débat qui a lieu.

François MITTERRAND, La France et sa Défense - Paroles publiques d'un président - 1981-1995, Paris, Nouveau monde, 2015, p. 280.

Le mardi 11 octobre 1988 le Président de la République, François Mitterrand, prononce une allucation devant la session navale de l'Institut des Hautes Études de Défense nationale (IHEDN - Paris, École militaire) :


La détermination de la rance doit être connue sans doute possible. Une attaque sur Albion signifierait que nous serions déjà dans la guerre, la guerre nucléaire. Par là même, le déclenchement de nos forces stratégiques serait instantané. Nous n'aurions pas le temps de philosopher. Nous serions dans la guerre, avec toutes les conséquences que cette situation supposerait. Cela, il est important que les autres puissances nucléaires le sachent.

François MITTERRAND, La France et sa Défense - Paroles publiques d'un président - 1981-1995, Paris, Nouveau monde, 2015, p. 406.

Cette logique de sanctuarisation du territoire national par le feu nucléaire dans sa citadelle d'Albion est très bien explicité et ne laisse planer pas le moindre doute quand à l'esprit guidant la construction de l'édifice. Le plateau n'est pas si éloigné du "château fort" décrit par le général De Gaulle dans Vers l'Armée de métier où il désigne ainsi le massif central avec ses douves constituées des grands fleuves entourant l'Auvergne.

La France du Président Mitterrand ne souhaite pas que la France développe la bombe à neutrons, sauf si cela devenait une absolue nécessité. Le Président refuse cette logique induite par cette arme permettant de frapper plus facilement les forces en espérant réduire la portée des radiations à seules grandes formations militaires.

Cette logique contre-forces était rejetée afin de ne pas endiguer la logique de la réplique nucléaire française, par essence massive, dans une logique du tout ou rien. Ce dernier mécanisme est identifié par Martin Motte (Une Éducation géostratégique - La pensée navale française de la Jeune école à 1914) comme prenant naissance dans les débats lancés par l'Amiral Aube. Il s'agissait d'ores et déjà d'un cadre de pensé où la France n'aspirait plus à contester la primauté navale ni même à en être challenger depuis la charte de Portal (1820).

Pourtant, l'édifice nucléaire actuel possède des fondations dont l'assise était délimitée par le Président Mitterand. La logique d'automaticité dans le recours au feu nucléaire par atteinte au territoire national est fortement mise à mal par le démantèlement du plateau d'Albion et de toute composante terrestre. Seul les atterrages des composantes aéroportée et océanique relie la sphère nucléaire militaire tricolore au sol de la patrie.

De facto, nous entrons donc dans un champ des possibles depuis le milieu des années 1990 où il peut nous être opposée une stricte logique contre-forces à l'endroit de nos deux composantes. Si la France ne fait pas mystère de sa réponse en cas d'atteinte au territoire national - le feu nucléaire -, ses propres capacités d'avertissement furent une nouvelle fois assouplie par la conservation de la composante aéroportée et surtout l'adaptation de MSBS à l'ultime avertissement, ce qu'annonçait le Président Chirac en 2006 lors d'un discours à l'Ile Longue.

C'est, néanmoins, ouvrir la brèche à un usage militaire du feu nucléaire dans une équation comprenant le coût de l'action et le bénéfice espéré. Dans la perspective d'une utilisation tactique - régulièrement envisagé contre des formations navales -, le gain peut être supérieur au coût de l'action nucléaire et l'équation n'est plus irrationnelle comme au temps de la destruction mutuelle assurée.

La logique du tout ou rien doit composer avec l'hypothèse de frappes nucléaires limitées en puissance à l'encontre des principales infrastructures nucléaires françaises dans un contexte international où nous nous rapprochons de l'hypothèse d'emploi du feu nucléaire par un État, risque identifié par Bruno Tertrais pour l'horizon 2030.

Plus largement, ce questionnement quant à la possibilité de frappes contre-forces sur les FNS revient à questionner la solidité de la logique du tout ou rien. Cela ouvrirait un chapitre tabou quant à l'impensé stratégique français : le jour d'après.


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