31 janvier 2022

𝘖𝘱𝘦́𝘳𝘢𝘵𝘪𝘰𝘯 𝘗𝘰𝘬𝘦𝘳 - 𝘈𝘶 𝘤𝘰𝘦𝘶𝘳 𝘥𝘦 𝘭𝘢 𝘥𝘪𝘴𝘴𝘶𝘢𝘴𝘪𝘰𝘯 𝘯𝘶𝘤𝘭𝘦́𝘢𝘪𝘳𝘦 de Brunot Maigret et Amaury Colcombet

     L'ouvrage commis par le général de corps aérien Bruno Maigret et le colonel Amaury Colcombet (Opération poker: Au cœur de la dissuasion nucléaire française, Paris, Tallandier, 2021, 256 pages) avait la réputation de pouvoir devenir une référence au sujet de la composante nucléaire aéroportée permanente, en présentant le point de vue du commandant des Forces Aériennes Stratégiques (FAS) : ce qui nous semble être une première, malgré les travaux du général Forget qui ne furent pas dédiés à un ouvrage spécifique sur ce sujet. La couverture offrait une belle promesse non-tenue : la présentation de la composante est très succincte, les sujets liés à sa mise en œuvre - comme la diplomatie aérienne à caractère nucléaire ou encore l'Espace et le Cyberespace (nacelle Suter pour Cyber Electronic Warfare ?) - sont, au mieux, cités. La prose ne témoigne pas paradoxalement d'une grande passion pour le sujet et s'achève pas un grand exercice de promotion de l'Armée de l'Air et de l'Espace assez lunaire. Le sujet méritait beaucoup mieux, malgré les contraintes inhérentes à l'exercice.

     C'est un exercice très contraint puisque la qualité des auteurs leur impose d'offrir un point de vue qui ne peut déborder du cadre officiel, c'est-à-dire défini et arrêté par le Président de la République, et ses prédécesseurs, car il est le seul à pouvoir dire quelles sont ses intentions relatives à la dissuasion nucléaire puisque sa parole et sa volonté sont parties intégrantes de la crédibilité de celle-ci. Mais il existait quelques marges de manœuvre pour glisser quelques réflexions au lecteur, sans enfreindre ce commandement.

     Il y a par exemple une réflexion (pp. 142 – 143) offerte relative à l’atteinte d’un nouveau stade de la mise en branle des FAS afin de réaffirmer la volonté de la France, tout en demeurant sous le seuil et donc avant la frappe unique d’ultime avertissement, de réfléchir à une capacité à faire tenir l’air à des avions armés de leurs vecteurs nucléaires afin de parer à une frappe impromptue : à l’exemple de l’opération américaine Chrome Dome (1960 – 1968).Et par extension, il y a matière à écouter le général de corps aérien Bruno Maigret quand il souligne la facilité à atteindre le seuil nucléaire quand l'attrition consécutive à un engagement prolongé et suffisamment intense rendra impératif la sanctuarisation du nombre de chasseurs nécessaires à la mise en œuvre de la CNA : la marge est aujourd'hui très réduite car avec un taux de disponibilité technique opérationnelle de 55%, environ 60 à 70 Dassault Aviation Rafale B/C sont disponibles dont la moitié dévolue aux FAS.

     L’ouvrage se présente par une couverture qui revêt peut-être quelques codes esthétiques qui ne sont plus réellement dans l’air du temps. Ouvrage qui s'ouvre par une préface commise par M. Hubert Védrine qui se présente comme l'ancien collaborateur de François Mitterrand (1981 - 1995) et comme ancien ministre des Affaires étrangères (1997 - 2002). Le lecteur trouvera là une synthèse loin d'être inintéressante mais qui aborde ou commente les chapitres de l'ouvrage. L'intérêt aurait plutôt pu consister dans l'écriture d'un point de vue de ce qui aurait pu être l’un des gardiens de l'héritage de la présidence Mitterrand : pour ce faire, autant aller consulter La France et sa défense - Paroles publiques d'un président - 1981-1995 (Paris, Nouveau Monde éditions, 2015, 724 pages) afin d'avoir une appréciation politique quant au rôle de la composante nucléaire aéroportée.

Toutefois, c'est peut-être la préface qui, seule, met en regard l'évolution de la doctrine nucléaire française vis-à-vis de celles des Etats-Unis. Aucun commentaire particulier au sujet de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, ni même vis-à-vis de la République Populaire de Chine. Seulement une justification de l’existence de la composante nucléaire aéroportée permanente vis-à-vis de sa disparition au Royaume-Uni et des contextes politico-stratégiques foncièrement différents entre les deux cas.

     L'introduction achève de nous présenter la belle promesse faite en couverture : il s'agissait de vouloir offrir au citoyen un commentaire pédagogique au sujet de la dissuasion, dans sa globalité, sans en oublier son histoire (Première partie), par le commandant de l'une de ses deux composantes qui aura donc la charge de la présenter et la détailler (Deuxième partie), afin d'essayer de faire saisir pourquoi l'arme nucléaire qui n'est pas une arme comme les autres a induit une rupture stratégique et profondément modifier des rapports internationaux jusqu'aux institutions politiques.

     L'un des nombreux problèmes est que les exigences de la vulgarisation semblent être (très) mal compris puisque le propos n'est pas précis mais vague, peu détaillé : ce que confirme la pauvreté de la bibliographie mobilisée. Et les auteurs se permettent même quelques impairs historiques : affirmer que la Flotte française de l'entre-deux-guerres n’avait « pas eu l'effet dissuasif escompté » (p. 30) c'est donc manquer ses rôles (défendre l'accès transatlantique à l'arsenal des démocraties en attendant la montée en puissance de la France en cas d'agression ; assurer le passage des troupes d'Afrique à la métropole pour tenir le choc) pour lui en conférer un autre qu’elle nous semble n’avoir jamais eu. De même : l'évocation – encore ? – de la Ligne Maginot qui n'aurait pas « rempli sa fonction » (p. 30) alors même qu'elle a été intégrée à la planification allemande puisque ses forces l'ont contournée : faut-il refaire le déficit de divisions françaises face à l’Allemagne et les turpitudes de sa non-extension à la frontière belge ?

     Par extension, il est dommage que les chapitres 1 et 2 soient peu diserts dans leurs développements relatifs à la constitution de la composante nucléaire aéroportée car il aurait été particulièrement intéressant de bénéficier du point de vue d'un commandant des FAS au sujet des choix faits pour la constitution de cette composante vis-à-vis des alternatives qui avaient été présentées, du projet Minerve jusqu'au missile SSLP (Sol-Sol Longue Portée) pourquoi pas ALSP (Air-Sol Longue Portée). Et, pourquoi pas : contourner les contraintes de l'exercice en citant des exemples étrangers - pourquoi pas américains, russes, chinois ? - afin de questionner l'abandon du plateau d'Albion. Interroger le passé pour éclairer l'avenir (ASN4G) ?

     Les chapitres 3 et 4 sont peut-être trop scolaires, au sens où la grammaire nucléaire française et les dilemmes moraux liés à l'existence et l'emploi de l'arme nucléaire sont bien restitués. Mais le commentaire est si maigre qu'il aurait pu être intéressant, par exemple, de mettre en exergue quelques unes des règles de cette grammaire avec la constitution des FAS : l'acquisition des Boeing C-135F Stratolifter et KC-135 Stratotanker plutôt que le développement d'une version ravitaillement en vol de le Sud-Aviation SE 210 Caravelle, l'entraînement des futurs équipages des Générale aéronautique Marcel Dassault (GAMD) Mirage IVA sur Convair B-58 Hustler...

Ou encore que les problèmes moraux liés à la détention et la prétention à mettre en œuvre virent bel et bien des officiers généraux et ministres répondre sèchement à l'Église catholique romaine. Il y a l'exemple de l'Amiral de Joybert quand il écrivait aux évêques de se cantonner dans leur rôle « d'enseigner la foi et répandre la charité » et de laisser « notre rôle à nous [qui] est de défendre la France, et si vous ne contestez pas cette mission, laissez-nous le soin de choisir les meilleurs moyens d'y parvenir » par une lettre ouverte du 14 juillet 1973, publiée dans Le Figaro.

     La deuxième partie est certainement celle - à l'instar du Dassault Mirage 4000 - de « tous les regrets ». L'un des plus grands manquements de l'ouvrage est de pas mettre en regard la « démonstrativité » de la composante avec des exemples historiques, si ce n'est français en raison du caractère de cet exercice littéraire, au moins étrangers ! Les seuls moblisés sont la crise des missiles de Cuba (16 – 28 octobre 1962) et la crise du canal de Suez (29 octobre - 7 novembre 1956).

Thérèse Delpech (La Dissuasion nucléaire au XXIe siècle : comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Paris, Odile Jacob, 2013, 304 pages) l'avait fait et c'était plus convainquant de lire la diplomatie aérienne à caractère nucléaire de l'US Air Force plutôt que de croire que la démonstrativité s'impose d'elle-même.

Et paradoxalement : l'Armée de l'Air a beau être dorénavant aussi celle « de l'Espace » que cela ne permettra pas au lecteur de trouver un commentaire circonstancié au sujet du rôle central de l'emploi de ce milieu au service de la dissuasion nucléaire ; il devra se contenter de quelques commentaires épars. Même remarque à l'endroit de la guerre électronique, des transmissions et des choix afférents, notamment sur le plan matériel.

Même les spécificités des FAS, notamment dans leur comparaison avec la FOSt, détaille à peine ce qu'est la composante dans tous ses éléments, dans toutes ses dimensions : un comble quand le général de corps aérien Bruno Maigret liait la méconnaissance des Français au sujet de cette composante à « une culture du secret trop ancrée » (p. 23). Sans trahir le moindre secret d'État, il était possible d'aller bien plus loin pour caractériser la composante dans toutes ses dimensions. Cette présentation des spécificités aurait pourtant pu être l'occasion de justifier les choix de conserver le couple chasseurs-avions de ravitaillement en vol en offrant quelques justifications sur les avantages et inconvénients de l'emploi de bombardiers, par exemple. Une autre stratégie des moyens, mise en exergue par les exemples américain, britannique et soviétique, à laquelle il a fallu renoncer et peut-être avec raison.

     En revanche, il est intéressant de lire les justifications quant à la nécessaire dualité des FAS par la pertinence opérationnelle de les employer pour des missions dites « conventionnelles » et donc dans le cadre des OPEX, permettant de réduire le coût financier de la composante, tout en soulignant qu’elle entretient les compétences du « haut du spectre » et donc de l’entrée en premier sur un théâtre : ce que ne permettent pas les OPEX. Mais quid de la dilution de la spécificité des FAS dans ce mouvement ? De la même manière, il aurait été intéressant que nos auteurs détaillent un peu plus les conséquences de la dilution des dispositifs des FAS afin d’amoindrir les effets d’une éventuelle première frappe, c’est-à-dire une certaine recherche d’ « invulnérabilité » et de faire le lien avec une possible surprise stratégique privant la France de la crédibilité d’une de ses deux composantes. Et pourquoi pas y verser les réflexions sur la BAP (Base Aérienne Projetée) – jusqu’en métropole ? Ailleurs ? – et la prétention à projeter 20 Rafale à 20 000 km – tout en soutenant la permanence de la CNA ?

     Même la comparaison avec la FOSt rate quelques éléments puisque celle-ci - s'il fallait le rappeler - ne permet pas seulement la frappe en second mais également une frappe « massive » car pouvant lancer, plus ou moins, entre les deux tiers et les trois quarts des moins de 300 têtes nucléaires françaises. Tout comme il est hasardeux d'affirmer que la « publicité » de la composante nucléaire océanique permanente n'est pas possible : quid des escales de SNLE à Dakar ? Au Royaume-Uni ? Du passage du Redoutable en Méditerranée en 1973 pendant la guerre du Kippour (6 – 25 octobre 1973) ? Pourquoi les escales des SSBN classe Ohio (14) ou de SSGN issus de la refonte de quatre bateaux de la même classe suscitent-ils autant l'intérêt ? Aborder le sujet de front avec, une fois encore, des exemples concrets offerts au lecteur pour justifier la démonstrativité des FAS auraient eu le mérite de souligner finement combien les uns peuvent adresser un message au cours d'un déploiement et les autres justifier régulièrement de la volonté d'un Etat durant tout le dialogue nucléaire.

     Le lecteur trouvera avec gourmandise que l'ancien commandant des FAS présente son appréciation de l'opération Hamilton (14 avril 2018) et l'intérêt de l'avoir menée depuis la métropole car, par comparaison avec l'opération projetée en 2013 toujours contre la Syrie, la base de départ est hors de portée de l’adversaire et la perte de quelques appareils n'aurait pas entraîné une ascension aux extrêmes : contrairement aux conséquences de « la participation du Charles de Gaulle, pourtant opérationnel à cette période [n’engendrerait] pas les mêmes conséquences que la perte d'un porte-avions. » (p. 111) Est-ce à dire qu'une réplique russe à l'endroit du groupe aéronaval se solderait automatiquement par la perte dudit porte-avions accueillant peut être quelques vecteurs nucléaires à son bord sans s’approcher du seuil nucléaire ?

Outre que les deux auteurs se contredisent sur les conséquences pour un adversaire de s’en prendre à une composante permanente ou non de la dissuasion nucléaire française, c'est bien le préambule d’une saillie contre le porte-avions : le général de corps aérien Bruno Maigret et le colonel Amaury Colcombe poursuivent plus loin avec la citation de l'exemple de la guerre des Malouines (2 avril - 4 juin 1982) : « Margaret Thatcher expliqua après la guerre que la perte du porte-avions aurait certainement signifié la défaite britannique et entraîné la chute de son gouvernement. » (p. 182) D'où le commentaire du professeur Hervé Coutau-Bégarie, rapporté ici, que « si les Argentins avaient eu lors de la bataille les 14 Super Étendard et les 24 Exocet AM39 qu'ils avaient commandés, la Royal Navy se serait exposé à des pertes insupportables. » Dernière citation extraite de l’article « Après les Falkland… Quel avenir pour les flottes de surface ? » (Politique étrangère, n°3, 1982, pp. 701 – 716) mais que l’on retrouve exactement dans la même formulation dans Le problème du porte-avions (Paris, Économica, 1990, 191 pages) du même auteur.

Mais nos deux auteurs qui prétendent « de ces exemples historiques il est possible de tirer des leçons » (p. 182) aurait pu faire montre de la même rigueur pour ces digressions comme pour la sécurité nucléaire en ne tronquant pas la pensée d'Hervé Coutau-Bégarie qui écrivait dans Le problème du porte-avions (Paris, Économica, 1990, 191 pages), après reprise du paragraphe précité, que « pareille mésaventure ne serait peut-être pas arrivée à une force disposant d'une couverture aérienne. La Royal Navy a payé l'abandon de ses porte-avions classiques. » (p. 73) Le professeur comparait avec l'exemple de l'US Navy en ce qui concerne les avions de guerre électronique Grumman EA-6B Prowler et de guet aérien Grumman E-2 Hawkeye. Il pointait d'ores et déjà les carences de la Marine britannique au sujet de l'autonomie limitée des Hawker Siddeley Harrier (pp. 46-47) et l’absence de capacités de guet aérien. En outre, il arguait que le torpillage de l'ARA General Belgrano avait servi à dissuader l'Argentine d'employer son porte-avions ARA 25 de Mayo qui « a fait demi-tour pour regagner sa base et n'a plus participé aux opérations jusqu'à la fin de la guerre. » (pp. 61-62)

     La mobilisation de cet exemple, en ignorant superbement les spécificités géographiques de l'action militaire britannique durant ce conflit se déroulant à 14 000 km du Royaume-Uni et mobilisant, notamment des raids de bombardiers Avro 698 Vulcan B.2 frappant à 6100 km depuis l'île de l'Ascension (12 200 km aller et retour !), dans le cadre de l'opération Black Buck, soulignerait, en creux, avec d'autres commentaires, qu'il y aurait une tentation de toute ou partie FAS – et peut être même de l'Armée de l'Air et de l'Espace –, de croire que le nouveau rayon d'action conférée par le triptyque Rafale / A330 MRTT Phénix / A400M Atlas aurait le potentiel d'abolir la géographie : une lubie qui avait d'ores et déjà été saisissante avec les missiles balistiques de portée intercontinentale chez les protagonistes américains et soviétiques.

     Est-ce seulement le commentaire hystérique d'un défenseur du porte-avions contre la sage critique d'un officier général et d'un officier supérieur ? Le lecteur se fera son avis à la lecture de la « Démonstration du savoir-faire des FAS » (pp. 170 - 185) où est mis en exergue « super Armée de l'Air et de l'Espace » qui gagne les conflits (Bosnie, Kosovo, Malouines, guerre du Golfe : n’en jetait plus !) sans troupes au sol et dispense allègrement le gouvernement de la Marine nationale et de l'Armée de Terre qui, elles !, ont failli en 1940 (la Flotte, la Ligne Maginot n'ont pas dissuadé) et sont appelées - encore ! - à répéter les erreurs historiques : le missile contre le porte-avions, l'absence de composante dans l'Armée de Terre. Toujours pas de diplomatie aérienne à caractère nucléaire mais une propagande qui aura le mérite d'être lunaire - et indigne ? - et donc de justifier le « E » d'AAE. Il y a même cette prétention que c'est la création de la composante nucléaire aéroportée permanente qui a été le catalyseur du développement de la guerre électronique en France : les travaux et opérations menés depuis l'extrême-fin du XIXe siècle jusqu'à la Reconstruction auront donc été vains aux yeux des auteurs.

     Enfin, l'ouvrage s'achève par la présentation d'un exercice Poker qui lassera peut-être le lecteur puisque toute la phase de montée en puissance n'est pas expliquée et le « grand cirque » se résume à de longs développements pour expliquer Rafale B, Rafale C et Mirage 2000-5 s'affrontent pendant cinq heures selon une cinématique hi-low-hi, avec quelques échanges de missiles. La promesse est rompue : le clou du spectacle aura été d'un grand ennui.


1 commentaire: