31 mai 2022

Marine nationale : avant-projet de croiseur lourd (1945 - 1948)

     C'est une mention de la main de Jean Moulin qui offre aux lecteurs la découverte d'un « projet de croiseur à quatre tourelles triples de 152 mm, demandé le 11 mars 1945, est établi en 1945. Il sera abandonné en janvier 1948. » (Jean Moulin, Le croiseur Colbert, Rennes, Marines éditions, 1996, p. 14). Et en rapprochant cet avant-projet de l'étude du 20 juin 1945, proposait par la Marine nationale, et exposant les vues de l'état-major quant à la reconstruction de la Flotte pour l'après-guerre, il est peut-être possible de proposer une hypothèse pour tenter de caractériser ce qui aurait été le dernier projet de « croiseur canons », voire de « croiseur cuirassé » de la Marine nationale.

     Dès l'Occupation (25 juin 1940 - 9 mai 1945), le gouvernement du régime de Vichy avait étudié un « Plan d'équipement national » (3 octobre 1942) dont l'objet, en ce qui concernait la Marine, était la reconstruction de la Flotte après la guerre ; celle-ci ayant été mise à mal par l'opération Catapult (2 - 3 juillet 1940), divers engagements face à la Royal Navy, l'US Navy. Plan proposé avant le coup le plus mortel porté à l'encontre du dernier édifice naval de la IIIième République : le Sabordage de la Flotte (27 novembre 1942), à Toulon dont la responsabilité incombe à l'incurie de Vichy.

Le « Plan d'équipement national » (3 octobre 1942) prévoyait, au 1ier janvier 1953, que ne resterait sous l'âge que le croiseur Algérie, le croiseur mouilleur de mines et conducteur de flottille de contre-torpilleurs Émile Bertin (1935 - 1959) et les croiseurs légers classe La Galissonnière (6) de 7 600 tW. Selon Jean Moulin, et dans ces conditions, « il aurait fallu prévoir la construction de six croiseurs de 10 000 tW et de sept croiseurs de 8 000 tW. » (Jean Moulin, Le croiseur Colbert, Rennes, Marines éditions, 1996, p. 14) 

     En 1944, l'état-major de la Marine à Alger demandait à Washington la fourniture de « quatre grands contre-torpilleurs [ou destroyers, pour l'US Navy] ou croiseurs légers », sans autre précision relevait Jean Moulin (Ibid., p. 14). 

     Le Comité de Défense nationale (16 décembre 1943) décidait, le 2 octobre 1944, d’entreprendre l’examen de la composition des forces armées d’après-guerre (Jean Doise et Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire 1871 - 1969, pp. 389 et s. cité dans Philippe Quérel, Vers une Marine Atomique – La Marine française (1945-1958)). 

« Projet de Réarmement Naval et Aéronaval » 

     La Marine s’y attelait par la production d’une série d’études et de projets. Le vice-amiral Lemonnier, chef d’état-major général de la Marine (18 juillet 1943 - 12 janvier 1949), remettait ainsi à Louis Jacquinot, secrétaire d’Etat à la Marine (9 novembre 1943 - 22 octobre 1947), un rapport intitulé « Statut naval d’après-guerre » qui était lui-même suivi le 28 juin 1945, par un projet d’ordonnance.

En conséquence de quoi, le 4 juin 1945, le même Comité de la Défense nationale prenait une série de décisions concernant l’organisation future des forces armées. La Marine était chargée d'établir un « Projet de Réarmement Naval et Aéronaval » pour la période allant du 1er juillet 1945 au 31 août 1946. 

« Force d’Intervention » 

     À cette date, il s’agissait autant de réorganiser la Défense nationale que de poursuivre la Guerre contre le Japon, de protéger les voies de communication, notamment celles avec l’Empire, d’assurer la police dans les eaux de celui-ci et d’apporter son concours à une force internationale.

Le pivot de cette organisation sera une « Force d’Intervention », issue de l'étude du 20 juin 1945, et devant être constituée (Philippe Quérel, Vers une Marine Atomique – La Marine française (1945-1958), p. 48) de :

  • 2 cuirassés, 
  • 4 porte-avions de combat, 
  • 6 porte-avions d’escorte, 
  • 12 croiseurs (6 lourds, 6 légers), 
  • une trentaine de torpilleurs ou escorteurs rapides, 
  • une trentaine de sous-marins océaniques.

     Ceci nécessitait une Marine de 400 000 tonnes : soit la moitié des 800 000 tonnes de bâtiments de combat à flot en 1940, tonnage jugée alors indispensable au cours de l'entre-deux-guerres. Et, en l'espèce : la Marine nationale avait 19 croiseurs en service, au 3 septembre 1939, jaugeant 154 502 tonnes.

Mais, en 1945 et à la Libération : la Marine nationale ne jaugeait plus, environ, que 360 000 tonnes dont neuf croiseurs, totalisant 72 431 tonnes. Et il convient de noter que l'équilibre des forces (navales) a été totalement modifié au cours de la Deuxième Guerre mondiale. 

Comité d'état-major : « Force d’Intervention » 

     L'article 47 du chapitre VII de la Charte des Nations unies ou Charte de San Francisco (signée le 26 juin 1945, entrée en vigueur le 24 octobre 1945) prévoyait la mise en place d'un comité d'état-major « chargé de conseiller et d'assister le Conseil de sécurité pour tout ce qui concerne les moyens d'ordre militaire nécessaires au Conseil pour maintenir la paix et la sécurité internationales, l'emploi et le commandement des forces mises à sa disposition, la réglementation des armements et le désarmement éventuel » à son alinéa 1ier.

Dans cette perspective, la « Force d’Intervention », proposait dès l'étude du 20 juin 1945, consistait pour la Marine nationale, de non seulement procéder à la reconstruction de la Flotte, mais d'agencer le futur édifice dans le cadre des forces à mettre à disposition de l'Organisation des Nations Unies (ONU).

Dès novembre 1947, les éléments d'une « Marine future » prévoyait une force navale pour l'ONU (op. cit., p. 14) dont une task force pourvue de trois à quatre croiseurs, dans le cadre de l'étude du 20 juin 1945 : c'est-à-dire six croiseurs dont trois anciens - les « croiseurs lourds » - auxquels devaient s'ajouter six croiseurs anti-aériens - les « croiseurs légers », demeurant donc dans le cadre établi par l'étude. 

     Plusieurs indices vont ainsi nous permettre de soulever une hypothèse afin d'identifier quel est ce « projet de croiseur à quatre tourelles triples de 152 mm, demandé le 11 mars 1945, est établi en 1945 » (Jean Moulin, Le croiseur Colbert, Rennes, Marines éditions, 1996, p. 14) à partir des données ainsi rassemblées, faisant montre d'une remarquable cohérence.

Croiseurs de 8 000 tW ou C5 A3 / C5 SA1 ?

     Ainsi, la nouvelle architecture de la Flotte proposée (étude du 20 juin 1945) s'appuyait presque exclusivement sur l'existant, quelques conversions de bâtiments en voie d'obsolescence et de rares unités de facture neuves pour lesquelles il était souhaité de bénéficier de cessions de la part des Alliés ou au titre des dommages de guerre et donc à céder par les vaincus.

Il y avait également de très rares projets de mises sur cale, en France, alors même que la Libération était à peine achevée et que débutait alors la Reconstruction qui - et pour la Marine en particulier - signifiait remettre sur pied les arsenaux et l'industrie privée : dont les usines étaient parfois effondrées, les bureaux d'études pillées et les bassins et cales aux installations minutieusement détruites, si ce n'est jonchées d'épaves.

Ces projets de conversion de bâtiments existants mais dont le déclassement est à prononcer prochainement et donc sur des projets préexistants et souvent - si ce n'est toujours - datés des années 1930. Et ce : car ce sont des bâtiments prêts à être mis sur cale et dont les plans peuvent être adaptés, au prisme des leçons de la Guerre. Les classes précédentes n'étaient pas - et de facto - à jour des efforts de l’ingénierie navale française, dans ses ultimes travaux de 1940, ainsi que par ceux de conservation du régime de Vichy.

     C'est pourquoi notre projet de croiseur, cité par Jean Moulin (Ibid, p. 14), est à rechercher parmi les dernières réalisations : le choix se resserre alors autour de l'avant-projet de croiseurs de 8 000 tW - ayant donné la classe De Grasse (3) et portant du 152 mm en trois tourelles triples, en sa variante initialement retenue - et les deux avant-projets C5 A3 et C5 SA1 ayant débouché sur la classe baptisée Saint Louis (3) et portant du 203 mm, là aussi en trois tourelles triples.

© John Jordan et Jean Moulin, French Cruisers 1922 - 1956, Londres, Seaforth Publishing, 2013, p.

« Croiseurs lourds »

     Il en ressortait des limitations des armements navals pour les cuirassés, porte-avions et croiseurs. Pour les premiers, les caractéristiques à ne pas dépasser étaient un tonnage unitaire de 35 000 tW (une tonne Washington est égale à une tonne anglaise de 1 016 kg) et un armement d'un calibre égal ou inférieur à du 406 mm. Et le tonnage de cuirassés détenus par les puissances signataires ne devaient pas excéder 580 450 tonnes pour le Royaume-Uni, 500 600 tonnes pour les États-Unis, 301 320 tonnes pour le Japon, 220 170 tonnes pour la France et 180 800 tonnes pour l'Italie. Mais les tonnages à atteindre à terme étaient de, et respectivement, 525 000 t pour Londres et Washington, 315 000 tonnes pour Tōkyō et 175 000 tonnes pour Paris et Rome.

Cela s'appréciait de deux manières : le Traité naval de Washington (5 février 1922) avait limité les caractéristiques des croiseurs dits « Washington » ou « croiseurs lourds », c'est-à-dire ceux atteignant mais ne dépassant pas un déplacement standard ou déplacement dit « Washington » de 10 000 tW et un armement au calibre maximum de 203 mm.

     Et la réunion de la Commission préparatoire pour la conférence du désarmement (1927 - 1929) donnait plutôt le « pouls » de diplomaties ouvertes à l'idée de négocier de nouvelles limitations dans un cadre plus général allant à l'adoption de dispositions de contrôle et limitations des armements. La délégation britannique proposait de réduire les caractéristiques opérationnelles des cuirassés à un déplacement de 28 000 tW et portant du 343 mm puis à des cuirassés de seulement 25 000 tW et portant du 305 mm, ce qui devait constituer sa position dans le cadre des négociations du renouvellement du Traité naval de Washington (6 février 1922).

     Le Traité naval de Londres ou « Traité pour la limitation et la réduction de l'armement naval » (signé le 22 avril 1930, entré en vigueur le 27 octobre 1930 et expiré le 31 décembre 1936) était perçu comme étant la continuation des discussions débutées en 1927, permettait de prolonger les dispositions du traité naval de Washington (6 février 1922) de 1931 jusqu'au 31 décembre 1936. Et ce texte conventionnel définissait de nouveaux critères de limitation des armements navals, à l'endroit des croiseurs, nouvellement définis entre les croiseurs :

  • Type A : « croiseurs lourds » (appellation non-officielle) portant une artillerie d'un calibre compris entre 155 mm / 6,1-inch et un calibre maximum de 203 mm / 8-inch ; 
  • Type B : « croiseurs légers » (appellation non-officielle) portant une artillerie d'un calibre allant jusqu'à un maximum de 155 mm / 6,1-inch.

Les croiseurs autorisés ne peuvent être remplacés qu'au terme de vingt années de service, pour ceux ayant un déplacement supérieur à 3 000 tonnes : l'état-major général de la Marine nationale envisageait « déjà » - à un moment indéterminé - de remplacer les croiseurs de la classe Duquesne (Duquesne (1929 - 1955), Tourville (1929 - 1962), autorisés en 1922, qui sont une extrapolation des croiseurs légers classe Duguay-Trouin (3), aux caractéristiques opérationnelles maintes fois décriées alors qu'ils signaient les croiseurs dits « Washington » de l'entre-deux-guerres. Ils pourront donc être remplacés à partir de 1946.

Des tonnages maximums affectés à plusieurs catégories de bâtiments de guerre (torpilleurs, contre-torpilleurs, croiseurs et submersibles) furent attribués à une partie des nations signataires, sauf la France qui refusait depuis le Traité naval de Washington une telle limitation. Et ces nouvelles règles du droit international s'ajoutaient aux précédentes.

     La Conférence pour la réduction et la limitation des armements (1932 - 1934) n'obtint pas de succès en matière de cuirassés, voire pas de succès du tout.

L'Empire du Japon avait annoncé, dès 1934, ne plus vouloir se soumettre à aucune stipulation d'un traité de désarmement naval. S'ouvrait la deuxième conférence de désarmement naval de Londres dès le 9 décembre 1935. Le Japon s'en retirait même dès le 15 janvier 1936.

L'Italie, afin de protester contre les « sanctions » prises à son encontre par la Société des Nations, en raison de son intervention ayant provoqué la seconde guerre italo-éthiopienne, ou profitant de l'occasion pour se soustraire aux dispositions de contrôle et de limitation des armements navals, se retirait également.

     Le Deuxième traité naval de Londres (signé le 25 mars 1936, expiré en 1942) devait restreindre, encore une fois, la catégorie des « croiseurs légers » - dits de « catégorie (b) » par oppositions à ceux de « catégorie (a) » : les croiseurs lourds - portant du 155 mm, par le haut, en leur affectant un tonnage dit « Washington » de 8 000 tW.

     En raison de la non-participation de l'Empire du Japon et de l'Italie au Second traité naval de Londres (25 mars 1936) par l'absence de signature apportée jusqu'au 1er avril 1937, les puissances signataires dudit traité négocièrent le protocole de 1938, signé le 30 juin 1938. Sa disposition principale consistait dans la possibilité accordée aux signataires de mettre sur cale des cuirassés de 45 000 tW, portant du 406 mm, si l'une des puissances signataires du traité naval de Washington (6 février 1922), malgré l'expiration de ses effets, outrepassait les limites des caractéristiques opérationnelles dévolues aux cuirassés, à savoir un déplacement normal de 35 000 tW et une artillerie principale d'un calibre maximal de 406 mm.

     La France profitait des dispositions du protocole du 30 juin 1938 mais sa position exprimée par la voie du ministre de la Marine, M. César Campinchi (13 mars 1938 - 16 juin 1940), dans le cadre de ses négociations consistait à ne pas en bénéficier tant qu'aucune puissance européenne n'outrepasserait les limites des caractéristiques opérationnelles des cuirassés édictées par le traité naval de Washington (6 février 1922). La diplomatie du Royaume-Uni ayant constamment exprimé la volonté d'abaisser ces mêmes caractéristiques depuis 1929, à un tonnage être de 28 000 tW pour un calibre maximum de 305 à 356 mm, la position française s'adressait donc en priorité à l'Allemagne et l'Italie. Pour Paris, le cuirassé de 45 000 tW était essentiellement une problématique navale ayant trait à la rivalité entre les États-Unis d'Amérique et l'Empire du Japon dans l'océan Pacifique.

     C'est dans ce cadre général de détricotage progressif des limitations des armements navals négociées précédemment que « croiseur lourd » finissait par désigner les avant-projets de croiseurs devant s'affranchir des limitations et donc de dépasser le carcan des croiseurs dits « Washington » : ceux atteignant mais ne dépassant pas un déplacement standard ou déplacement dit « Washington » de 10 000 tW et un armement au calibre maximum de 203 mm. La plupart des marines intéressées à ce type de bâtiments de guerre, ayant été partie - ou non - aux traités précités, convergeaient vers des bâtiments d'environ 15 000 tW, portant du 203 mm.

C4 à C5 en passant par le croiseur de 8 000 tW

     Tout concorde alors à investiguer l'hypothèse que ce projet de croiseur soit une ultime évolution des deux avant-projets C5 A3 et C5 SA1 ayant débouché sur la classe baptisée Saint Louis (3), permettant de mettre de côté les croiseurs de 8 000 tW - ayant donné la classe De Grasse (3) : l'étude du 20 juin 1945 désirait des « croiseurs lourds ».

     Les croiseurs 8 000 tW - ayant donné la classe De Grasse (3) sont une extrapolation des croiseurs légers classe La Galissonnière (6) de 7 600 tW dont ils constituent un type amélioré.

Les croiseurs légers La Galissonnière (6) constituaient une sorte de catégorie intermédiaire car portant du 152 mm, en trois tourelles triples, mais ayant une protection et une vitesse comparables aux croiseurs dits « Washington » plutôt qu'aux réalisations étrangères en matière de croiseurs légers.

Les 400 tW « supplémentaires », afin de rejoindre la limite haute d'un déplacement standard de 8 000 tW reconnu par le Deuxième traité naval de Londres (signé le 25 mars 1936, expiré en 1942) servirent à renforcer l'artillerie anti-aérienne et les installations aviations.

     Et le plus significatif, en termes d'architecture, était que la classe De Grasse (3) semblait reprendre certains choix du croiseur dit « C4 » : l'Algérie (1934 - 1942) dont le ramassage des superstructures entre un « château » avant ou tour de commandement - à la manière des Dunkerque (2) et Richelieu (2) - et d'un arrangement interne très similaire au croiseur C4 qui sera repris plus tard. Les 8 000 tW diffèrent de l'Algérie par une superstructure arrière, remplaçant la mâture arrière de l'Algérie, et abritant une plate-forme destinée à la DCA légère.

La classe De Grasse (3) avait bénéficié d'autorisations de construction :

  • tranche 1937, votée le 31 décembre 1936, pour le futur croiseur De Grasse ; 
  • tranche 1938, votée le 31 décembre 1937, pour le futur croiseur Châteaurenault ; 
  • tranche 1938 bis, votée le 2 mai 1938, pour le futur croiseur Guichen.

© John Jordan et Jean Moulin, French Cruisers 1922 - 1956, Londres, Seaforth Publishing, 2013, p.

Avant-projets C5 A3 et C5 SA1

     Suivant la nouvelle nomenclature, établie en 1926, de la Marine nationale, en ce qui concernait les « croiseurs lourds » : était retenu comme « C1 » le Colbert (1931 - 1942), deuxième unité de classe Suffren (4). Suivait alors et logiquement les « C2 », le Foch (1931 - 1942), et « C3 », le Dupleix (1933 - 1942).

     Le sort du remplacement des croiseurs classe Duquesne (2) étant réglé, l'état-major général se penchait quant au remplacement des croiseurs légers classe Duguay-Trouin (3) par des croiseurs lourds et donc dans la continuité du croiseur dit « C4 » : l'Algérie (1934 - 1942). Les futurs croiseurs devaient être admis au service actif à partir de 1946.

     Le Service Technique des Constructions Navales (STCN) débutait les études au printemps 1939, influencées par les croiseurs lourds de la classe Admiral Hipper (5) : les services concernés suspectaient que ces croiseurs devaient bénéficier d'un déplacement nominal de 10 000 tonnes, pour un déplacement standard de 14 250 tonnes, les vouant à surclasser les actuels croiseurs lourds français. C'est un fait à rapprocher et replacer du contexte de l'énonciation du « plan Z », le 27 mars 1939, préparé depuis 1938, par l'Amiral Raeder à Adolf Hitler, et qui conduisait à la classe Province (4) en France : quatre cuirassés de 40 000 tW.

     Un projet dit « C5 » a été présenté, le 12 mai 1939. Le « C5 » semble être une extrapolation de la classe De Grasse (3) puisqu'ils ont des architectures et arrangements internes étonnamment similaires et peuvent donc être regardés comme deux variantes successives des études et travaux consentis pour le croiseur dit « C4 » : l'Algérie (1934 - 1942).

     Les deux avant-projets bénéficiaient de deux déplacements différents, en raison de la présence - ou non - d'installations aviation, avec un arrangement de l'armement remanié par voie de conséquence : 

  • C5 A3 d'un déplacement de 10 349 tW avec des installations aéronautiques (deux catapultes et trois hydravions Loire 130) ; 
  • C5 SA1 d'un déplacement de 10 246 tW mais sans aviation.

     Les deux avant-projets « C5 » avaient une coque longue de 185 mètres entre perpendiculaires pour un maître-bau de 19,85 à la ligne de flottaison et 21,80 mètres hors-tout ; pour un tirant d'eau atteignant 5,5 mètres.

     La propulsion était assurée par quatre chaudières Indret, timbrée à 35 kg/cm² (385°C), transmettant la puissance développée par deux turbines à vapeur à engrenages à deux lignes d'arbre. La puissance propulsive devait atteindre les 100 000 CV, permettant aux « C5 » de marcher jusqu'à 32,5 nœuds.

     Les « C5 » bénéficient d'une artillerie principale composée de trois tourelles triples de 203 mm (3 x III) - une première pour la « ligne de bataille » française car ni cuirassés, ni croiseurs n'avait jamais porté de tourelles triples pour son artillerie principale mais bien des tourelles doubles ou quadruples -, dont deux disposées en chasse pour une en retraite. Artillerie principale qui tranchait significativement avec la plupart des autres classes de croiseurs lourds, retenant habituellement des tourelles doubles de 203 mm : exemple frappant de la classe Duquesne (Duquesne (1929 - 1955), Tourville (1929 - 1962) : 8 x II 203 mm.

L'artillerie secondaire devait être pourvue de :

  • dix canons de 100 mm modèle 1933 en cinq tourelles doubles (5 x II) pour l'avant-projet C5 A3 ; 
  • quatorze canons de 100 mm modèle 1933 en sept tourelles doubles (7 x II) pour l'avant-projet C5 SA1.

L'artillerie anti-aérienne devait se composer de la toute nouvelle tourelle, entièrement automatisée, Automatique Contre-Avions Double (ACAD) :

  • huit tourelles doubles de 37 mm ACAD modèle 1935 (4 x II) ; 
  • douze tourelles doubles de 37 mm ACAD modèle 1935 (6 x II).

L'armement, pour les deux avant-projets, comprenait également six tubes lance-torpilles de 550 mm, avec deux lanceurs triples (2 x III).

classe Saint Louis (3)

     Depuis le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, toutes les limitations des armements navals auparavant consenties furent rendues, de facto, caduques. C'est pourquoi la conception des « C5 » fut reprise sur la planche à dessin : en vertu d'une autorisation, en ce sens, en date du 23 janvier 1940.

     Un nouvel avant-projet « C5 » fut arrêté le 15 avril 1940. Le déplacement standard ou déplacement dit « Washington » devait atteindre :

  • 14 537 tW (John Jordan et Jean Moulin, French Cruisers 1922 - 1956, Londres, Seaforth Publishing, 2013, p. 163) ; 
  • 14 770 tW (Jean Moulin, Le croiseur Colbert, Rennes, Marines éditions, 1996, p. 13).

     L'avant-projet « C5 » du 15 avril 1940 était un type amélioré du C5 A3, dont il reprenait les installations aviation, dans une coque dont la longueur entre perpendiculaires était portée de 185 à 202 mètres :

Vis-à-vis des avant-projets C5 A3 et C5 SA1, la puissance propulsive était portée à 120 000 CV, permettant de marcher jusqu'à 33 nœuds : malgré ~4 000 tW supplémentaires. L'autonomie était prévue pour être de 4 200 nautiques à 20 nœuds et de 200 nautiques à vitesse maximale. L'armement principal était le même (3 x III 203 mm).

Mais l'artillerie secondaire était portée à douze canons de 100 mm modèle 1933 en six tourelles doubles (6 x II) et l'artillerie anti-aérienne à douze tourelles doubles de 37 mm ACAD modèle 1935 (6 x II).

L'armement comprenait également six tubes lance-torpilles de 550 mm, avec deux lanceurs triples (2 x III).

     Le 15 mai 1940, une circulaire proposait les noms suivants pour les trois croiseurs : Saint Louis, Brennus, Henri IV, Charles Martel, Charlemagne et Vercingetorix. Le ministre de la Marine, M. César Campinchi (13 mars 1938 - 16 juin 1940), retenait les trois noms de baptême suivants : Saint Louis, Henri IV et Charlemagne. D'où la « classe Saint Louis » ou encore le « croiseur Saint Louis », ainsi et officieusement baptisés depuis.

Trois croiseurs « C5 » de l'avant-projet du 15 avril 1940 furent autorisés le 1er avril 1940, afin de pourvoir au remplacement des croiseurs légers classe Duguay-Trouin (3). La construction du Saint Louis était attribuée à l’Arsenal de Lorient, l'Henri IV devait être mis sur cale aux Ateliers et Chantiers du Havre (ACH) et le Charlemagne par les Ateliers et Chantiers de France (ACF) à Dunkerque.

Ils ne seront pas commandés avant l'armistice et donc abandonnés. Les études détaillées n'étaient pas achevées : quatre plans de blindage (et compartimentage ?) étaient encore à l'étude.

Avant-projet de croiseur lourd (1945 - 1948)

     Après la Guerre, la Marine nationale considérait toujours ses croiseurs entre ceux dits de « 1ière classe » (croiseurs lourds) et ceux dits de « 2ième classe » (croiseurs légers). En vertu de l'hypothèse initialement avancée (cf. supra) : ce serait donc l'avant-projet « C5 » du 15 avril 1940 qui aurait été remis sur la planche à dessins, dans le cadre de la préparation de l'étude du 20 juin 1945 puisque cela expliquerait la rapide apparition d'un « projet de croiseur à quatre tourelles triples de 152 mm, demandé le 11 mars 1945, est établi en 1945 ». Il s'agirait de l'avant-projet de croiseurs lourds (6) tandis que les croiseurs de 8 000 tW classe De Grasse (3) devaient fournir les six croiseurs légers, de la même étude.

Mais deux différences majeures, avec les trois avant-projets précédemment exposées (C5 A3, C5 SA1 et C5 du 15 avril 1940), apparaissent : l'adjonction d'une quatrième tourelle triple et l'adoption du calibre de 152 mm pour celles-ci, tandis que les installations aviation disparaissent dans notre hypothèse car un choix analogue a été fait à la reprise des travaux et au travers des projets successifs d’achèvement du croiseur De Grasse (1956 - 1973).

Le choix de ce calibre pourrait s'expliquer par la volonté d'aller vite, avec un matériel éprouvé ou bénéficiant d'ores et déjà de plans. Il a peut-être été jugé par l'état-major général qu'il n'était pas possible de relancer deux calibres d'artillerie principale pour de nouveaux croiseurs et qu'un seul matériel d'artillerie navale pourrait être remis en production. D'où l'abandon du canon de 203 mm. Et ce : sans compter la relance d'autres productions. Le choix a peut-être été considéré entre :

  • soit relancer la production du canon de 152 mm modèle 1930 ; 
  • soit passer directement au canon de 152 mm modèle 1936 dont les plans (canon, culasse, chemise) sont conservés aujourd’hui au Service Historique de la Défense (SHD).

Les installations de l'artillerie des projets de croiseurs lourds (6) et de croiseurs légers (6) auraient pu se distinguer à l'endroit des tourelles triples :

  • tourelle triple de 152 mm Modèle 1936 à double usage, avec une élévation allant jusqu'à 90°, pour les croiseurs légers ; 
  • tourelles triples des croiseurs légers classe La Galissonnière (6) pour les croiseurs lourds, à l'élévation ne dépassant pas 70°.

Le 30 janvier 1948, l'état-major demandait donc l'étude d'un croiseur anti-aérien de 5 000 à 6 000 tW, probablement au Service Technique des Constructions Navales (STCN). Par voie de conséquence, l'état-major général recevait la proposition d'un projet d'un croiseur anti-aérien, en deux variantes dont la variante CA 2, portant du 152 mm, qui aurait été abandonné en 1948, au profit de la variante CA 1 portant du 127 mm ; et cela aurait engagé la fin de l'avant-projet de croiseur lourd (1945 - 1948) dont les six unités devaient être commandées en 1954 (3 ?) et 1956 (3 ?), en parallèle des croiseurs anti-aériens CA 1 (5) et de l'achèvement du croiseur De Grasse (1956 - 1973), selon les éléments d'une « Marine future » (novembre 1947). 

Cette communauté du calibre pouvait uniformiser les matériels de l'artillerie principale, et donc une grande partie des munitions et des charges associées, aux projets de croiseurs lourds (6) et légers (6) ; tout en rationalisant les matériels en service avec l'artillerie secondaire des cuirassés Richelieu (1940 - 1967) et Jean Bart (1940 - 1970), bien qu'il demeurât au service, pour encore quelques années, plusieurs croiseurs porteurs de 155 et 203 mm.

Et le cuirassé Jean Bart (1940 - 1970) devant entrer incessamment en achèvement, en passant au bassin : il avait peut-être été imaginé de le délester de son artillerie secondaire au profit du De Grasse (1956 – 1973)...

C'est, et finalement, la nécessité de retravailler les plans de l'avant-projet « C5 » du 15 avril 1940 afin d'adjoindre une quatrième tourelle triple, très probablement disposée à l'arrière et donc en retraite, surélevée par rapport à la tourelle n°3 initialement retenue dans les trois précédents avant-projets. Faudrait-il y voir l'influence de réalisations étrangères, à l'instar des croiseurs légers de la classe Town (10) de la Royal Navy ou encore des croiseurs lourds de classe Brooklyn (9) de l'US Navy, pour ne citer qu'eux ?

Un croiseur lourd français, portant du 152 mm en quatre tourelles triples, tout en recevant une protection permettant d'encaisser sans broncher du 203 mm, aurait pu s'opposer à la quasi-totalité des réalisations étrangères, tout en se distinguant des croiseurs légers, probablement destinés à la lutte anti-aérienne.

     Et il était aussi à considérer que la Marine nationale pouvait difficilement se reposer sur ses deux cuirassés puisque l’un, le Richelieu (1940 - 1967), aura bientôt grand besoin d’un grand carénage et d’une nouvelle modernisation, tandis que l’autre, le Jean Bart (1940 - 1970), était à achever et n’était même pas opérationnel en 1945. La disponibilité effective de ces deux cuirassés pour prendre la mer offrait une valeur militaire très discutable et des croiseurs lourds auraient alors pu permettre de compenser cet état de fait, tout en préparant leur succession alors qu’il était acté dans les esprits que les successeurs des bâtiments de ligne seraient des porte-avions.

     C’est, au terme de ces trop longs développements, que peut être soulevé l’hypothèse que l’étude du 20 juin 1945, demandant six « croiseurs lourds », pouvait viser une reprise de l’avant-projet de croiseur dit « C5 », en son état du 15 avril 1940, et, avec un déplacement de 14 537 à 14 770 tW, et les caractéristiques associées, constituer, non seulement le dernier projet de croiseur lourd de la Marine nationale mais même, et peut-être, le dernier projet de « croiseur cuirassé », clôturant presque un siècle d’Histoire navale à ce sujet. « Il sera abandonné en janvier 1948. » (Jean Moulin, Le croiseur Colbert, Rennes, Marines éditions, 1996, p. 14). S'il fallait croire la démonstration contenue dans la thèse de doctorat de Philippe Quéré (Vers une marine atomique - La marine française (1945 - 1958)) et Patrick Boureille (La marine française et le fait nucléaire (1945 - 1972)) : les PA54 - Clemenceau (1961 - 1997) - et PA55 - porte-avions Foch (1963 - 2000) - remplaçaient les croiseurs lourds de l'étude du 20 juin 1945...

 

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