29 avril 2015

Entretien avec l'Amiral Benoit Chomel de Jarnieu – Daveluy et la stratégie maritime : héritages






L'Amiral Benoit Chomel de Jarnieu fut major général puis inspecteur général des armées entre 2009 et 2013 avant de rejoindre la 2me section. Il servit, entre autres, à la délégation aux affaires stratégiques puis au cabinet militaire du ministre de la défense (2003-2005).

Promotion École navale 1975, officier des forces de surface et de spécialité lutte sous la mer, il commande trois unités à la mer : l'
EDIC 9083 (Nouméa) puis l’aviso Premier maître l'Her (1990) en participant à la mission Artimon (Nord de l'océan Indien) et enfin le La Motte-Picquet (2000) et ce troisième commandement à la mer le voit participer à la mission Héraclès (océan Indien).
Breveté de l’École de guerre navale, il fut aussi auditeur au CHEM et à l’IHEDN.

Depuis, il se consacre à l’écriture, avec un livre Daveluy ou c’est le plus têtu qui gagne, et à la réédition d’ouvrages de culture maritime et militaire, visant aussi bien le public des écoles d’officiers ou des écoles de guerre souhaitant acquérir quelques repères, mais aussi à tous ceux qui considèrent que les écrits d’autrefois avaient quelques vertus.

Vous avez pour ancêtre le contre-amiral René Daveluy (1863 - 1939). Pouvez-vous nous dire quelle est sa place dans la pensée maritime française (par rapport à un Darrieus ou un Castex) – voire mondiale (par rapport, alors, à un Mahan ou un Corbett) ?

          Daveluy était assurément un phénomène. Curieux de tout, visionnaire, inventif, il possédait un don d’observation inégalable. Ses sens de l’analyse et de la synthèse étaient impressionnants. Sa pensée très structurée lui permit d’écrire avec beaucoup de facilité et avec un talent incontestable. N’oublions pas que ses livres furent traduits et diffusés dans le monde entier, indépendamment de la France. Il fut justement et de son vivant surnommé le Mahan français … Un de ses premiers ouvrages fut traduit et diffusé très tôt (1905) en Allemagne par … le futur Großadmiral Raëder.

Daveluy fut en fait le précurseur de l’École historique française naissante dans les années 1900. Castex, en 1927, dans ses théories stratégiques (tome 1) lui rend un vibrant hommage, écrivant que depuis L’étude sur la stratégie navale de Daveluy, parue en 1905 ce livre est « le meilleur et même le seul car depuis aucun auteur n’a tenté de traiter à fond, comme lui, le problème stratégique dans son ensemble ».

Darrieus, appartient à la même école, celle des officiers qui veulent voir la Marine se réveiller ou en tout cas trouver sa voie après des années d’errements. Il n’est pas douteux, écrit son fils, que les ouvrages de Daveluy, qui venaient de paraître lorsque Darrieus fut nommé professeur de stratégie et de tactique à l’École supérieure de guerre, ont exercé une certaine influence sur sa pensée.
Daveluy ne pouvait bien sûr ignorer Mahan, un peu plus ancien, mais il avait une autonomie de pensée propre née avant tout de ses expériences passées dans la Marine et de la constatation de ses insuffisances.

J’ai, naturellement peut –on dire, un faible pour Daveluy car ces livres sont très faciles à lire.


Pourquoi vous paraît-il utile de republier ses œuvres ?

Pour plusieurs raisons.

D’abord parce que je ne conçois pas qu’un officier français, a fortiori de marine, puisse exercer son art sans avoir quelques repères solides de culture militaire. Et j’ai toujours préféré moi-même acquérir ces repères en lisant les auteurs eux même plutôt que les interprétations qui en sont faites.

Ensuite parce que, lorsque je me suis lancé dans l’écriture de Daveluy ou c’est le plus têtu qui gagne, j’ai vraiment été impressionné par la clarté d’écriture de Daveluy. Les Leçons de la guerre maritime anti-germanique, d’une part, et La Lutte pour l’empire de la mer (Tsushima), cas d’application des théories de Daveluy, sont des chefs d’œuvre. Ils formaient un ensemble cohérent avec Le Têtu que j’écrivais.

Enfin parce que ces ouvrages étaient introuvables sauf exception sur le marché. C’était aussi le cas d’un certain nombre d’autres ouvrages « repères » de Castex, Mahan ou LiddellHart. Je voulais donner l’occasion à de jeunes camarades d’aborder facilement ces sujets au travers d’œuvres qui m’avaient personnellement marqué. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que le message ait été entendu, et je le regrette fort.

Il y aurait bien sûr d’autres ouvrages à rééditer comme le tome III de L’Esprit de la guerre navale qui traite du Personnel et de l’Organisation des Forces. J’ai bien d’autres titres en tête d’auteurs différents mais pour cela il faut des lecteurs !… or je constate avec regret que les jeunes stagiaires des Écoles de guerre ne sont guère au rendez-vous !


Plus spécifiquement, quelles étaient ses relations avec le vice-amiral Gabriel Darrieus (pour lequel les amiraux Henri Darrieus et Bernard Estival consacrent un ouvrage : Gabriel Darrieus et la guerre sur mer) ?
Darrieus fut l’ami de toujours, et nous en souvenons toujours familialement. Les deux hommes se connaissaient de longue date puisque c’est Darrieus qui proposa Daveluy pour lui succéder au commandement du Gymnote en 1897.

On se souvient sans doute aussi que Darrieus partagea pleinement les vues de Daveluy sur le lynchage de l’amiral Dartige du Fournet, commandant en chef de l’armée navale, par l’amiral Lacaze, alors ministre de la marine, lors de l’affaire d’Athènes en 1916.

Ironie de l’histoire, Darrieus et Daveluy firent l’objet en 1920 d’une publication à Annapolis pour l’USN Institute sous un titre commun : War on the sea and extracts from The genius of naval warfare, Darrieus et Daveluy !


Ces deux amiraux s'élevèrent contre la Jeune école qui, sous l'amiral Aube, souhaitait un rééquilibrage des flottes de cuirassés au profit des forces navales très légères (torpilleurs et submersibles). La flotte française de l'entre-deux-guerres, constituée sous le haut patronage de Georges Leygues (régulièrement ministre de la Marine de 1917 à 1933) répond plus aux impératifs de la protection des communications maritimes (pour Julian S. Corbett) que de maîtrise des mers (selon Alfred Thayer Mahan). Comment expliquer cette « synthèse » ?

La Première Guerre mondiale montra clairement que la préservation des communications maritimes était incontournable. De là, finalement, deux stratégies : soit détruire la flotte adverse qui ne risque plus d’entraver le transit des flux, soit protéger directement les convois. Daveluy prônait la première solution mais en vint progressivement à la seconde. Synthèse de la maîtrise des mers et de la protection des voies de communication ? De manière analogue, le premier conflit mondial démontre qu’à l’évidence des forces d’éclairage dotées d’une bonne capacité militaire et d’une vitesse élevée sont indispensables. Rappelons-nous les contre-torpilleurs type Vautour…


Trouve-t-on dans la pensée de l'amiral Daveluy un art opératif naval pour aborder la succession des batailles et escarmouches ?

La pensée de Daveluy est avant tout une pensée de marin, mise en forme et exprimée d’abord pour la Marine même si le grand public et la presse l’apprécièrent.

Ce qu’on y trouve est avant tout le réveil de la Marine pour redevenir combative et pugnace. La guerre sur mer demande formation et entraînement du personnel ; robustesse et fiabilité dans le matériel. Et enfin une organisation du soutien et un soutien qui satisfasse aux exigences du commandement.

Comme l’écrivait à l’époque le journaliste Georges Mérys : Ce petit livre (Étude sur la stratégie) mérite d’être mis entre les mains de tous nos officiers. Même si l’on peut discuter tel ou tel point de détail, c’est la méthode de réflexion qui compte.


Dans l'ensemble des ouvrages dont vous soutenez les rééditions (via le site internet « La cambuse des introuvables »), il y a Le grand état major naval (1909) du lieutenant de vaisseau Raoul Castex. Pourquoi était-ce important pour le futur amiral d'écrire à ce sujet ? En quoi ce sujet conserve-t-il de l'importance de nos jours ?

Le Grand état-major naval de Castex fait effectivement partie de mes ouvrages de culture maritime préférés. A l’heure où les remises en question d’organisation sont nombreuses, peut-on rêver mieux que de pouvoir réfléchir à partir d’un ouvrage de ce type ; j’ajoute que ce livre est réellement introuvable même dans les bibliothèques officielles militaires et je me suis servi pour cette réédition de l’exemplaire de la bibliothèque de Daveluy, dédicacé par Castex en 1909 « En reconnaissance de la bienfaisante influence exercée par ses œuvres. »

A l’époque, l’état-major de la marine ne fonctionnait pas bien et, contrairement à l’armée (de terre) qui s’était remise en question - et pour cause- au lendemain de 1870, il n’y avait pas encore de réflexion aboutie sur l’organisation d’un état-major central. Les dysfonctionnements durèrent, d’ailleurs, puisque durant le conflit, et sur demande du Parlement, fut créé mais assez tardivement à côté de l’état-major général une direction des opérations sous-marines. Il était donc important, et naturel, pour Castex de se prononcer sur ces questions.

Castex fit mieux que cela : cet ouvrage, simple à lire, je le répète, est indémodable parce qu’il fait réfléchir sur la ou les missions que peuvent se voir confier certaines structures de l’échelon central, et comment chacune prend sa place dans l’organisation générale du commandement. A l’État-major revient la définition de la doctrine ; celle-ci est ensuite déclinée dans les Écoles de guerre afin d’un corps social tout entier soit irrigué par la même pensée cohérente, au-delà des changements de personnes.


Dans Les enseignements maritimes de la guerre anti-germanique (1919), l'amiral Daveluy retient, entre autres leçons de la guerre, que l'existence d'une home fleet britannique puissante, menaçant toute sortie de la Hochseeflotte, permet à Londres de déployer une armada de navires dédiés au mouillage des mines, à la lutte contre les mines adverses et à la lutte anti-sous-marine. Est-ce que ce modèle est, selon vous, comparable aux bastions créés par les Soviétiques (en mers de Barents et d'Okhotsk) ? Aux dispositifs déployés par les Chinois dans les mers de chine face à l'US Navy ?

C’est bien l’idée d’une flotte majeure « in beeing » qui fixe les forces de l’adversaire dans les bases et peut permettre d’opérer parallèlement avec davantage de liberté de manœuvre. Je me garderai bien cependant de faire des projections sur certains dispositifs étrangers.

L'Histoire associe le contre-amiral Daveluy à la création de l'aéronautique navale. Pouvez-vous nous relater cette aventure et comment il pressent - contrairement au futur maréchal Foch – l'apport de la troisième dimension pour la guerre sur mer ? Entrevoyait-il, à l'instar de Clément Ader, l'émergence et la future centralité du porte- avions dans les marines de guerre ?

Avec son piquant habituel, Daveluy relate bien l’affaire dans ses mémoires : « Le ministre se fichait de l’aviation comme de sa première chemise. Ce qu’il cherchait, c’était avant tout un tampon de choc. Il voulait pouvoir dire « Mais il y a un officier supérieur qui s’occupe de la question, adressez-vous à lui. »

C’est ainsi qu’à 47 ans Daveluy se lança dans l’aventure, d’abord sur le terrain puis avec un ensemble de propositions comme la création d’un aérodrome naval et l’embarquement des aéronefs, avec l’affectation de la Foudre à l’aviation. Bref, les choses avançaient au rythme des tracasseries administratives lorsque, politique aidant, il fut désavoué par le ministre qui lui imposait de reprendre dans son équipe un jeune officier qu’il avait écarté; il remit alors sa démission mais l’affaire fit tant de bruit que pour désarmer la critique … tous les obstacles à la création de l’aviation navale furent levés. Daveluy conclut donc en écrivant : « je suis donc en droit de dire que, si l’aviation maritime prit son essor en 1912, c’est à mon départ seul qu’elle le doit. »

Plus sérieusement, il voyait bien l’aviation de patrouille maritime, puis des aéronefs embarqués avec des ailes repliables et leur apport incontestable mais il n’entrevit pas le porte-avions qu’il contesta comme capital ship. A sa décharge, il faut dire qu’en 1912, l’aviation navale n’en est qu’à des balbutiements. Il faudra attendre 1917 pour la voir participer pleinement aux opérations.

Autre innovation léguée par le contre-amiral Daveluy : il est l'inventeur du périscope ! Dans Les enseignements maritimes de la guerre anti-germanique (1919) il repoussait l'idée d'une marine (française) constituée presque uniquement de sous-marins et submersibles. Les sous-marins d'attaque (à propulsion nucléaire surtout) ont-ils une place centrale dans la stratégie maritime des grandes puissances ? Sont-ils un atout négligé dans notre pays ?
En tenant de l’École historique, Daveluy se méfiait des excès souvent rencontrés avec l’École du matériel qui voyait trop souvent avec l’apparition d’une arme nouvelle la panacée. Dans les l’ouvrage que vous citez, Daveluy prend une position très équilibrée entre les différents moyens, ce qui me paraît du bon sens.

Daveluy avait écrit quelque chose comme : « de même que l’artillerie et la cavalerie s’appuient l’un sur l’autre, il faut faire travailler nos moyens en synergie. » Je pense que cette axiome est toujours vrai aujourd’hui et la Marine possède un savoir-faire d’excellence avec les Forces sous-marines, qu’elles opèrent seules ou en coopération avec des forces aéromaritimes. Naturellement, c’est un atout.


La question de la « défense mobile » (ou protection navale des côtes) des XIXe et XXe siècles s'incarne-t-elle aujourd'hui à travers la sauvegarde maritime ?

Je ne pense pas ; il y a d’abord une différence sensible de nature de mission, bien soulignée d’ailleurs par les mots utilisés, maritime étant une notion beaucoup plus large que navale. La défense mobile visait à contrer des moyens militaires adverses avec de toutes petites unités à capacité militaire insignifiante, d’ailleurs. La sauvegarde maritime est un concept beaucoup plus étendu, qui englobe la connaissance de ce qui se passe dans les approches avant de pouvoir coordonner une action. La sauvegarde maritime est bien plutôt l’illustration de l’adage « la mer appartient aux gens curieux ». Savoir d’abord pour agir ensuite.

Amiral, avec tous les lecteurs de ce blog, nous vous remercions d'avoir bien voulu prendre le temps pour nous faire part de vos réflexions à travers cet entretien !

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