20 avril 2015

"Note sur l'état des forces navales de la France" du Prince de Joinville


Nous avons sous la main un exemplaire numérisé (ayant appartenu à un "Cercle philharmonique") par la Bibliothèque de France (Gallica). Merci à eux pour ce formidable travail, d'une grande qualité visuelle, qui sert bien la Collectivité. Vous pouvez accéder à ce document.

Introduction

Avant toute chose, précisons que nous avons entre les mains l'édition de 1853. La partie nous intéressant se situe aux pp. 175-266.

 La maison Amyot (8, rue de la Paix) réunissait deux des compositions du prince de Joinville - L'escadre de la Méditerranée et Note sur l'état naval des forces de la France (1844) - sous la haute maison d'un Essai sur la marine française - 1839-1852. Nous ne connaissons pas une quelconque évolution du texte depuis l'édition originale.

Pourquoi lire ce texte ? Hervé Coutau-Bégarie propose (Traité de Stratégie, Paris, Economica, 1999) pour l'étude des stratégies particulières (livre II de la présente édition) une histoire de la stratégie maritime théorique (section 1). Les sous-sections et paragraphes nous présentent l'état de ses recherches, de la pensée navale ancienne (sous-section I) jusqu'au déclin de la pensée navale (paragraphe 251). 

En ce qui concerne la pensée navale au XIXe siècle, "La stratégie n'est guère abordée, quand elle l'est, que par le biais de la technique. La France, surclassée par la Grande-Bretagne, cherche dans l'innovation, dans la surprise technique, le moyen d'annuler la supériorité britannique en déclassant d'un coup son immense flotte de vaisseaux à voile : c'est le sens de la Nouvelle Force maritime (1822) du général Paixhans, de la "Note sur l'état des forces navales de la France" (1844) du prince de Joinville, qui préfigurent la Jeune Ecole."

Osons ajouter que nous pouvons souligner que ces auteurs permettent d'apprécier la réaction de la pensée navale circonstanciée à une période charnière face à la servitude technologique (ou de l'ensemble des servitudes dans la guerre, théorisée par l'amiral Raoul Castex). "Un fait d'une portée immense, qui s'accomplit depuis quelques années, nous a donné les moyens de relever notre puissance navale déchue, de le faire reparaître sous une forme nouvelle, admirablement appropriée à nos ressources et à notre génie national. Ce fait, c'est l'établissement et de le progrès de la navigation par la vapeur." (p. 168) Nous sommes bien dans le sillon tracé par Coutau-Bégarie.

Etat des lieux


Posons le décor avec le prince :

"Notre marine à vapeur aurait alors deux théâtres d'action bien distincts : la Manche d'abord, où nos ports pourraient abriter une force considérable, qui, sortant à la faveur de la nuit, braverait les croisières les plus nombreuses et les plus serrées. Rien n'empêcherait cette force de se réunir avant le jour sur tel point convenu des côtes britanniques, et là elle agirait impunément. Il n'a fallu que quelques heures à sir Sidney Smith pour nous faire à Toulon un mal irréparable.
Dans la Méditerranée, nous régnerions en maîtres ; nous assurerions notre conquête d'Alger, ce vaste champ ouvert à notre commerce et à notre civilisation. Et puis la Méditerranée est trop loin de l'Angleterre : ce ne sont pas les arsenaux de Malte et de Gibraltar qui pourront entretenir une flotte à vapeur, si difficile et si coûteuse à approvisionner, et toujours en crainte de se voir réduite à l'inaction par le défaut de combustible." (pp. 175-176)

"L'état général de la flotte, au 1er janvier 1844, porte :
43 navires à vapeur à flot ;
18 en construction ;
18 paquebots transatlantiques, dont plusieurs sont achevés, et les autres forts avancés ;
Enfin l'administration des postes compte pour le service de la correspondance du Levant, d'Alexandrie, de Corse et d'Angleterre : 24 paquebots de 220 à 50 chevaux ;
-----
Total : 103
" (p. 213)

La servitude technologique

Plus précisément, le prince propose un changement de paradigme dans la stratégie des moyens : "La marine à vapeur a changé la face des choses ; ce sont maintenant nos ressources militaires qui viennent prendre la place de notre personnel naval appauvri. Nous aurons toujours assez d'officiers et de matelots pour remplir le rôle laissé au marin sur un bateau à vapeur. La machine suppléera à des centaines de bras, et je n'ai pas besoin de dire que l'argent ne nous manquera jamais pour construire des machines, pas plus que les soldats ne nous manqueront quand il s'agira de soutenir l'honneur du pays." (p. 169) 

Ajoutons à ce passage que les conséquences des défaites navales face à l'Angleterre, outre les navires capturés ou coulés, se mesurent au nombre de prisonniers et à l'état de l'inscription maritime (le nombre d'hommes disponibles pour armer les bateaux). Plus les défaites sont nombreuses, plus l'inscription est pauvre.

Question servitudes, le prince de Joinville perçoit très bien la révolution navale qui s'opère - soit la plus grande depuis la navigation hauturière et avant l'ère nucléaire ? "Avec la marine à vapeur, la guerre d'agression la plus audacieuse est permise sur mer. Nous sommes sûrs de nos mouvements, libres de nos actions. Le temps, le vent, les marées ne nous inquiéteront plus. Nous calculons à jour et heures fixes." (p. 169) 

La guerre amphibie

Un peu plus loin, l'auteur poursuit dans cette idée et le lecteur peut aussi se délecter du passage suivant "En cas de guerre continentale, les diversions les plus inattendues sont possibles. On transportera en quelques heures des armées de France en Italie, en Hollande, en Prusse. Ce qui a été fait une fois à Ancône [voir l'affaire d'Ancône (1832) où le Suffren avec deux frégates portent 1100 hommes du 66e régiment d'infanterie de ligne], avec une rapidité que les vents ont secondée, pourra se faire tous les jours sans eux, et presque contre eux, avec une rapidité plus grande encore." (p. 170)

Nous ne pouvons que nous demander pourquoi le prince de Joinville ne prend pas la peine d'accoucher complètement de sa pensée. Ce ne sera pas la première fois que le prince touche une chose essentielle sans l'expliciter.
Il connaît parfaitement (via sa longue carrière de marin) la difficulté qu'il y a à opérer des opérations amphibies du temps de la marine à voile, combien cela est hasardeux et exigeant. Pourquoi ne rapproche-t-il pas ce fait technique (la vapeur) de cette possibilité stratégique améliorée (débarquer presque n'importe où et en toute heure du jour et de la nuit) dans l'utilisation de la puissance maritime ? S'il avait établi explicitement le lien, il n'aurait eu que trois quarts de siècle d'avance sur la pensée de Sir Julian Stafford Corbett (Some Principles of Maritime Strategy, 1911). C'est-à-dire l'usage stratégique de la mer comme la possibilité de l'utiliser à son avantage pour les communications et porter un corps terrestre et/ou la "petite guerre" sur les arrières de l'ennemi, de sorte qu'il soit obligé de s'attendre à voir un débarquement en tout lieu de son dispositif.

Maîtrise des flux

Il entrevoie que "nous ferons la guerre sûrement, parce que nous nous attaquerons à deux choses également vulnérables, la confiance du peuple anglais dans sa position insulaire, et son commerce maritime." (p. 174) Par là, il aborde toutes les questions géostratégiques et tactiques liées à l'apparition de la navigation à la vapeur, pour la guerre des communications et la volonté de combattre de l'adversaire.

Attardons-nous sur la volonté de combattre, chère à Clausewitz où la guerre est un affrontement de volontés. Le prince apporte une précieuse remarque sur la perception de la volonté anglaise, l'adversaire de la France jusqu'à ce que celui-ci soit supplanté par la Prusse. "Admettons que la querelle se fût engagée alors ; admettons que le Dieu des batailles eût été favorable à la France : on eût poussé des cris de joie par tout le royaume ; on n'eût pas songé que le triomphe devait être de courte durée. [...] Mais je veux supposer ce qui est sans exemple : j'accorde que vingt vaisseaux et quinze mille matelots anglais prisonniers puissent jamais être ramenés dans Toulon par notre escadre triomphante. La victoire en serait-elle plus décisive ? Aurions-nous vaincu un ennemi qui se laisse abattre du premier coup, à qui les ressources manquent pour réparer une défaite, et qui, pour laver un outrage, soit accoutumé à mesurer ses sacrifices ? Pour qui connaît le peuple anglais, il est évident qu'en de pareilles circonstances on le verra animé d'un immense désir de venger un échec inconnu dans ses annales, un échec qui touche à son existence même." (pp. 182-181) 

Il y a de là suffisamment de matière pour penser le but du combat naval, soupeser si cela était encore nécessaire le concept de "bataille décisive". Et nous pourrions nous replonger dans les exemples de l'Iran, du Japon, entre autres exemples, pour trouver écho à ces paroles.

Concentration-dispersion

En conclusion de tous ces développements, il explique plusieurs choses. La première est qu'il faut mieux choisir les stations navales lointaines et les doter d'une force navale moderne composée de frégates à vapeur, d'au moins trois ou quatre unités. Celles-ci doivent permettre de montrer le pavillon (de la diplomatie navale) en tout lieu, sans routine mais toujours avec efficacité grâce à la modernité de l'outil. Cette nouvelle concentration-dispersion de la force navale doit être à même de combattre toute opposition locale et menacer le commerce de la puissance ennemie du moment.

"La leçon ne doit pas être perdue aujourd'hui pour nous, et nous devons nous mettre en état, au premier coup de canon qui serait tiré, d'agir assez puissamment contre le commerce anglais pour ébranler sa confiance. or, ce but, la France l'atteindra en établissant sur tous les points du globe des croisières habilement distribuées. Dans la Manche et la Méditerranée, ce rôle pourra être confié très-bien à des navires à vapeur. [...] Il n'en saurait être ainsi sur les mers lointaines : là ce sont des frégates qu'il faut spécialement destiner aux croisières..." (pp. 200-201).

Une nouvelle escadre d'évolution
La seconde chose sous-jacente à tout cela est que le prince développe longuement sur l'état de la Flotte. Dans cette optique, il propose, deuxièmement, de radier sur service tous les vaisseaux de ligne. Il explique avec force de détails combien ces navires ne comptent plus sur le plan militaire. Il en veut pour preuve la Royal Navy se transforme progressivement en marine à vapeur alors que les murailles de bois et la force des voiles faisaient sa gloire. C'est pourquoi il propose de renouveler complètement l'escadre de la Méditerranée par une nouvelle escadre d'évolution.

Il détaille sa proposition de renouveler le matériel naval : "Qu'ensuite notre escadre actuelle de Toulon coûte ce que coûterait une escadre de
5 frégates à vapeur de 450 chevaux,
22 corvettes à vapeur de 220 chevaux,
11 bateaux à vapeur de 160 chevaux,
-----
38 navires pouvant porter 20 000 h. de troupes
Je me demande maintenant que l'on compare les services que pourraient rendre, d'une part, 8 vaisseaux, 1 frégate et 2 bâtiments à vapeur, lent et incertains dans leurs mouvements, absorbant un effectif de 7767 matelots, de l'autre 38 navires à vapeur montés par 4529 matelots et pouvant porter tout un corps d'armée de 20 000 hommes.
"

Autre chose, il propose également de passer aux essais les têtes de classe pour apprécier les qualités et défauts. Le prince souligne combien certains navires peuvent être ratés. En Angleterre, il raconte l'anecdote d'une quarantaine de navires mauvais pour le service - d'où le surnom local des "40 voleurs" - et en France de vapeur qui peuvent effectuer très peu de missions. C'est-à-dire que certains de nos vapeurs pouvaient naviguer correctement soit avec leur soute pleine, soit avec leur artillerie : mais pas les deux à la fois ! Et c'est l'effort maritime nécessaire à la conquête de l'Algérie qui entrave pour l'auteur ces essais avant recette de classes entières car tous les moyens sont mobilisés. Aussi, pour soutenir l'effort, d'anciennes classes sont prolongées bien qu'elles n'aient pas d'avenir sur le plan naval car obsolète.

Croiseur de bataille et ligne de file


Achevons notre lecture en nous concentrant sur ce que le prince entend "en ce qui touche les bâtiments à vapeur, par armement convenable" (p. 217). Nous supposons qu'il s'intéresse en premier lieu aux frégates. "La frégate seule me paraît propre à aller représenter la France au loin, et encore, la frégate de la plus puissante dimension. Seule, en effet, elle peut, avec une force efficace et un nombreux équipage, porter les vivres nécessaires pour tenir la mer longtemps de suite..." (p. 201) "Enfin, tenir vingt-deux frégates de premier rang au moins armées pour le service des stations lointaines." (p. 210) 

Il explique que la disposition de l'artillerie à bord des navires à vapeur doit suivre l'évolution du combat naval. "Dans le navire à voiles, c'est le travers qui est le côté fort ; on y a développé une nombreuse artillerie ; il est donc convenable, il est rationnel de le faire combattre en le présentant de travers : de là, la ligne de bataille et tout le système de tactique dont elle est la base." (pp. 217-218)

L'ère de la vapeur modifie selon lui le rapport entre l'architecture du navire et le nouveau combat naval qui émerge. "On sait que, dans le navire à vapeur, l'appareil moteur est placé au centre. C'est donc là qu'est la partie vulnérable, puisque la vitalité du navire y réside, et il est vrai de dire que, dans la vapeur, le centre ou le travers est le point faible." (p. 217) "Les extrémités, au contraire, par leur éloignement du moteur, par l'acuité de leurs formes et leur peu de surface comparée à celle du travers, protégent mieux ce moteur ou le mettent moins en prise. C'est donc là qu'est le point fort." (p. 217) 

Fort de ces prérequis, le prince s'engouffre dans une brèche qui nous semble gigantesque. "Admettant ce principe, il est facile d'en tirer la conséquence : si l'avant et l'arrière sont les points forts dans le bateau à vapeur, c'est par là qu'il faut combattre, qu'il faut attaquer et se défendre ; c'est 'lavant et l'arrière qu'il faut armer de canons." (p. 218) Cette seule citation à elle seule disqualifie bon nombre de classes de navires des XIXe et XXe siècle. Par exemple, les combats de Coronel et des Falklands montraient combien une batterie basse était douteuse sur navires cuirassés. Ou, remontons plus loin, les trois ponts finirent par être disqualifiés par des vaisseaux à deux ponts à la batterie basse plus haute que son équivalente sur le trois ponts, et donc opérable en tout temps.

Poursuivons : "Le défaut d'espace ne permettant pas de développer sur ces points une nombreuse artillerie, il faut, autant que possible, compenser la puissance du nombre par celle du calibre, unir, si on peut, la plus grande portée au plus grand effet." (p. 218)

De deux choses l'une. Premièrement, le prince de Joinville décrit un navire à vapeur portant une artillerie puissante et à la portée la plus longue possible aux extrémités d'un navire. Il ne fait que brosser la formule du navire de ligne que nous appelons "cuirassé". La frégate Gloire est lancée en 1859, et, dès 1844, le prince de Joinville expliquait que la disposition de son artillerie était déjà obsolète bien qu'il ait été un fervent soutien de Dupuy de Lôme.

Entre parenthèses, le prince semble tout aussi bien disqualifier la ligne de file au passage !

Mais, deuxièmement, il n'invente pas simplement le cuirassé. Non, ces petites lignes dessinent un navire avec un calibre homogène, à la plus grande portée. "Voilà, suivant nous, le mode général d'armement qui convient au vapeur de guerre" (p. 218). Ne serait-ce pas le Dreadnought qu'il entrevoit ? Celui-ci n'est lancé qu'en 1906. Le prince écrivait en 1844...

Nous nous permettons de déduire une chose encore plus forte : le prince de Joinville proposait un ensemble de stations lointaines tenues par des frégates. Pour soutenir l'effort, il propose de désarmer tous les vaisseaux afin que la Marine puisse se doter de frégates modernes capable de croiser longtemps tout en demeurant apte au combat. Il voit le navire à vapeur armé d'une artillerie puissante à la grande portée à ses extrémités. Dernière question : a-t-il entrevu le croiseur de bataille ? Les premiers croiseurs de bataille de la classe Invincible, tout aussi importants aux yeux de Lord Fisher que le Dreadnought, n'entrent en service qu'en 1908... et le Dunkerque, premier croiseur de bataille français, n'est lancé qu'en 1935 !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire