Thibault Leroy nous propose un papier sur la situation actuelle en Syrie.
Interviendront-ils ?
N’interviendront-ils pas ? Avec qui ? Pour quoi ? On spécule, c’est
médiatique, sur la décision des Occidentaux
d’intervenir en Syrie à la suite de l’utilisation de gaz Sarin, le
21 août. Les cabinets américains et européens, incapables de s’entendre
avec les Russes et de faire avancer le dossier au
Conseil de sécurité, ont opté en parallèle pour un discours beaucoup
plus menaçant, laissant craindre ces derniers jours une intervention
rapide et ciblée.
Le
conflit en Syrie est à plusieurs échelles. D’un point de vue local, il
met aux prises les forces gouvernementales de Bachar al-Assad à un
patchwork de forces
« insurgées » : combattants de l’Armée Syrienne Libre, Front
Al-Nosra qui regroupe des combattants islamistes, Kurdes. La
militarisation de l’opposition, le peu d’informations sur
l’emprise réelle du Conseil national syrien, le poids des Syriens de
l’extérieur et l’accroissement des réfugiés – ils sont 700 000 au seul
Liban – sont autant d’éléments qui encouragent la
dynamique centrifuge de la guerre civile syrienne. Même la
disparition d’al-Assad demain ne répondrait pas au défi politique posé à
l’opposition, le jeu de la révolution n’étant pas à somme
nulle. A l’échelle régionale, la déstabilisation du Proche-Orient
dessine un tableau en arcs électriques : la plaie demeure ouverte en
Irak, toujours victime d’attentats meurtriers ;
l’élection de Rohani en Iran n’a pas envoyé de signes tangibles d’un
renoncement à son programme nucléaire ; surtout, le Hezbollah
intervient aux côtés de Damas dans la guerre civile, tandis
que les Israéliens et les Turcs ont vigoureusement réagi aux
retombées sur leurs frontières de tirs perdus. Si l’incendie menace de
se propager, la balkanisation du Levant est en tout cas à un
stade avancé. L’instabilité régionale suffit à dissuader les
Etats-majors d’une intervention précipitée, d’autant plus si elle est
orchestrée par un axe Occidental loin d’être désiré et lui-même
refroidi par ses expériences délicates, en Irak, en Afghanistan et
même en Libye.
De
quelle légitimité peuvent-ils en effet bénéficier ? Les Britanniques se
sont appuyés sur l’article VII de la charte de l’ONU lors de la réunion
du Conseil
de sécurité. Il prévoit, en des termes imprécis, la possibilité
d’une intervention de la communauté internationale si un Etat se révèle
incapable de protéger sa population civile, et a
fortiori s’il se montre coupable de crimes envers elle. Les
vetos russe et chinois, prévisibles, ont bloqué l’initiative. Pékin et
Moscou s’attachent-ils à de quelconques avantages
stratégiques dans la région, négociés avec l’équipe au pouvoir à
Damas ? Ou ne s’agit-il pas plutôt, pour eux, de ne pas laisser passer
une nouvelle Libye ? Les deux grands émergents
peuvent craindre que les Occidentaux aient des buts de guerre cachés
en Syrie, et ne souhaitent pas une nouvelle fois les laisser gendarmer
le monde selon leurs intérêts.
L’ordre
des choses aurait voulu que l’issue de la crise syrienne se décide
entre diplomates, et la clef se trouvait sans doute à Moscou bien plus
qu’à Homs. Ce
serait avec un cahier des charges politiques vide que les frégates
américaines auraient frappé la Syrie. Sans frein, sans fin, les armées
occidentales n’auraient-elles pas été entraînées, une
nouvelle fois et malgré elles, dans une violente escalade ? L’issue
incertaine n’est certainement pas celle des combats, dont la supériorité
mécanique américaine décidera facilement, mais
celle de la sortie politique, imprécisée par les gouvernements. Le
conflit Syrien ressemble étrangement aux conflits post-guerre froide, du
Golfe à la Yougoslavie. Ils nous ont montré qu’on ne
décide pas arbitrairement de l’avenir politique d’une nation. La
subtile organisation des sociétés n’obéit pas aux lois physiques de la
guerre, mais à une chimie instable et dangereuse. Les
interventions occidentales des vingt dernières années, policières et
justifiées par la morale – mais quelle morale ? –ont été pensées comme
un devoir de conscience, mais vécues sur le
terrain comme des ingérences contre-productives. Il faut se garder
de l’impéritie d’un bellicisme angélique. Il faut accepter une
complexité inédite. Le nouvel ordre international ressemble bien
à cette « a-polarité » dont l’a qualifié le ministre Laurent Fabius,
bien plus qu’une multipolarité organisée entre quelques puissants.
L’ancien monde tarde à mourir, le nouveau tarde à
paraître : de cette formule de Gramsci, interrogeons-nous sur la
Syrie, qui pourrait être le départ d’un nouvel état du monde.
Thibault Leroy, doctorant en Histoire, Université Paris 1.
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