La mer Noire est une annexe de la Méditerranée, et plus précisément,
du bassin oriental de cette dernière. Relativement isolée par son
éloignement au Nord et par les détroits du Bosphore (de la
mer Noire à la mer de Marmara) et des Dardanelles (de la mer de
Marmara à la Mer Egée), elle a besoin d'être connectée au reste du
système maritime "mondial" (selon comment s'entend la notion de
"monde", les empires se concevaient "monde") pour prospérer.
Premièrement, dès les premiers empires maritimes comme celui de la
Phénicie, il apparaît clairement que la prospérité de la mer Noire passe
impérativement par la construction d'une verticale.
Celle-ci doit permettre de lancer des ponts entre elle et le bassin
oriental de la Méditerranée. Plus largement, cette connexion toute
verticale permet de relier les territoires devenus slaves et
turcophones à ceux du Proche et Moyen-Orient, voire à tout le reste
de la Méditerranée.
L'empire phénicien se prête bien à illustrer cette puissante
relation. "On a souvent tendance à imaginer l'expansion phénicienne
comme un mouvement concernant principalement l'Occident
méditerranée alors que l'élégie d'Ezéchiel (VIe siècle avant J.-C.)
sur Tyr, que nous avons mentionnée précédemment montre la Phénicie en
relation avec les principales puissances du Proche-Orient
: outre Israël et Juda, Damas, l'Arabie et Assour, on relèvera en
particulier la mention de diverses régions septentrionales, comme la
Lydie, la Phrygie, l'Arménie"[1].
Deuxièmement, l'empire phénicien montre aussi que l'île de Chypre
était le "pivot" de ces relations Nord-Sud. A l'ère des grandes
découvertes et de l'investissement du "Monde" (à l'échelle
planétaire) par les européens, Londres est un autre grand exemple.
Elle se constitue un empire commercial sur l'Océan dont l'une des
artères principales est en Méditerranée. Cette artère
atteindra son apogée avec le contrôle des trois positions clefs de
la Mare Nostrum : Gibraltar, Malte et Chypre. Celles-ci commandent les
deux bassins de la Méditerranée et le passage de l'un à
l'autre. A l'instar des navigateurs de l'Antiquité, la grande droite
horizontale rejoint celle verticale pour dominer le système
Méditerranéen.
Les Phéniciens, marins des trois continents, BAURAIN Claude et BONNET Corinne, Paris, éditions Armand Colin, 1992, p. 184.
C'est justement la poussée russe vers la Méditerranée qui est
originale par rapport à ces constructions historiques. Les
thalassocraties n'avaient pas encore affronté une puissance potamienne
cherchant à dominer la mer Noire. Elle inverse le sens de la
construction puisque la verticale ne montre plus mais elle descend vers
le Sud pour relier la Russie à l'Océan, par la célèbre route
des Varègues aux Grecs initiée depuis la fondation de la dynastie
des rurikides (IXème siècle). Il s'agit aussi de sécuriser l'assise
géopolitique de l'Etat russe puisque les territoires au Nord
et à l'Est de la mer Noire sont le ventre mou de la Russie, propice
aux invasions mongoles ou à soutenir les adversaires du communismes,
comme les Russes blancs l'ont été par les Alliés de la
Grande guerre.
Et pourtant, la première qualité de la mer Noire est d'être le
grenier à blé de l'Europe. "La prudence avec laquelle les Athéniens
acceptèrent d'en prendre la tête [la ligue de Délos] ne
signifiait pas qu'ils refusassent de diriger la guerre contre les
Perses. Si Sparte avait de bonnes raisons de rejeter l'hégémonie,
Athènes en avait encore de meilleures pour l'accepter. Pour
commencer, on s'attendait à ce que les Perses reviennent assaillir
la Grèce. Ils l'avaient attaquée trois fois en vingt ans et l'on ne
pouvait imaginer qu'ils resteraient sur une défaite.
Ensuite, Athènes avait à peine commencé à réparer les dévastations
causées par la dernière invasion : elle savait qu'elle ne manquerait pas
d'être la cible de la prochaine guerre. En outre, la
mer Egée et les terres se situant à l'est jouaient un rôle majeur
dans son commerce. Elle dépendait du blé importé de Thrace (l'actuelle
Ukraine) qui passait par la mer Noire : une campagne perse
très réduite s'emparant du Bosphore ou des Dardanelles suffirait à
couper son approvisionnement. Enfin, les Athéniens avaient des liens de
parenté, religieux et traditionnels avec les Grecs
d'Ionie établis dans la plupart des villes menacées. La sécurité, la
prospérité et les sentiments invitaient également à refouler les Mèdes
et tous les rivages et îles de l'Egée, des Dardanelles,
de la mer de Marmara, du Bosphore et de la mer Noire"[2].
Plus de deux millénaires plus tard, cette fonction de grenier à blés
n'a pas disparu. Au contraire, Moscou tente d'en tirer toute la
puissance avec ses projets de cartel des blés.
Plus bas, la Russie, puis l'URSS avant de redevenir la Russie, ne
cherche qu'à reconstruire la verticale qui relie la mer Noire au Proche
et Moyen-Orient en passant par Chypre. En témoigne
l'importance de la base navale de Tartous et les démarches
effectuées pour tenter d'implanter une base navale sur l'île de Chypre.
Les croisières du croiseur porte-aéronefs Kuznetsov,
navire-amiral de la flotte du Nord, et du croiseur de batailles à
propulsion nucléaire Pierre le Grand, montre que la droite horizontale
conserve toute sa place.
Plus à l'Ouest, les Etats-Unis d'Amérique ont manifesté très tôt
leur intérêt pour la Méditerranée. En témoigne la protection qui est
accordée aux navires marchands américains par le Sultan
Mohammed III, souverain du Maroc le 20 décembre 1777 ou le protocole
du traité de paix et d'amitié remis au Sultan par l'émissaire américain
Barclay le 15 juillet 1786. Ces relations
diplomatiques et cette alliance sont, au passage, antérieures à
celles liant les Etats-Unis d'Amérique à la France, "la plus vielle
alliée" de Washington. La guerre de Tripoli (1801-1805) est la
première intervention américaine à l'extérieure, en Méditerranée
encore une fois.
Depuis la chute de l'Union soviétique, la présence navale américaine
en Méditerranée franchit les détroits turques. Par la remise en cause
de la première mouture du système ABM américain en
Europe, le président Obama présente le BMDE en 2009 (version du
système ABM remanié pour répondre aux critiques européennes). Alors que
les regards sont rivés sur l'arrivée du premier des quatre
destroyers AEGIS/SM3 à Rota, en Espagne et près de Gibraltar, les
ports d'Ukraine et de Constanta sont tout aussi coutumier de la présence
de croiseurs et destroyers AEGIS. Aussi, la Roumanie
accueille la mise en place du dispositif terrestre du BMDE.
Dès lors, il y a concurrence entre une double verticale, celle
américaine allant de la Roumanie au canal de Suez et celle de la Russie
allant de Sébastopol jusqu'au port de Tartous, dernier point
d'ancrage de la puissance navale russe en Méditerranée...
La Russie ne peut que se sentir refoulée par la progression
américaine et de l'OTAN en Mer Noire. Elle a riposté par la guerre en
Géorgie (2008) et a profité de l'instabilité ukrainienne pour
protéger ses intérêts. La Turquie, traditionnellement seconde partie
du condominium qui dirige la mer Noire, s'appuie sur cette intrusion
américaine pour protéger ses propres acquis. Alors
qu'Ankara est empêtrée dans de multiples scandales de corruption, le
projet d'acquérir l'avion de combat "Joint Strike Fighter" F-35 est
relancé... Tout comme en Pologne un tel projet
d'acquisition se fait jour. Ce qui laisse apparaître de multiples
liens et connexions entre la mer Noire, la Mer Baltique et l'isthme
courant de l'Ukraine à la Pologne...
Oui, la mer Noire est enjeux...
C'est pour tenter de lever un peu le "brouillard de la guerre" sur
ces nombreux enjeux que l'Alliance GéoStratégique, ainsi que des
contributeurs extérieurs, vous propose leurs analyses sur la
mer Noire. Les premières interventions présenteront une partie des
acteurs et des enjeux actuels tandis qu'une seconde série de
publications s'attachera à présenter les enjeux maritimes dont le
point central est la base navale russe de Sébastopol.
Bonne lecture !
[1] Les Phéniciens, marins des trois
continents, BAURAIN Claude et BONNET Corinne, Paris, éditions Armand Colin, 1992, p. 131.
[2] Périclès, KAGAN Donald, Paris,
éditions Tallandier, p.124.
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