États1
et autorités politiques affrontent des violences disruptives. Le cas
le plus symbolique – loin d'être isolé – fut les attentats du
11 septembre 2001. Les États-Unis, première puissance mondiale,
étaient frappées en leur centre de gravité par un mode d’action
n'ayant jamais atteint une telle ampleur. Événement qui ouvre une
nouvelle ère diplomatico-stratégique (expression que nous empruntons à Raymond Aron) achevant la transition avec le
conflit Est-Ouest (1947-1991).
D’une
part, États et autorités politiques font face à des violences
déniant la légitimité du régime politique établi. Elles ne leur reconnaissent plus le « monopole de la
violence légitime » formulé par Max Weber. Ils peuvent aussi
vouloir supplanter l'État sur toute ou partie de son territoire par
l'usage de la force avec ou sans terreur pour s'ériger eux-mêmes en
État. Les groupes armés en cause se caractérisent par une
asymétrie persistante dans les fondements et les méthodes
utilisées.
D’autre
part, ils reconnaissent toute ou partie du droit international –
dont la Déclaration universelle des droits de l’homme et le droit
des conflits armés – construit au lendemain du deuxième conflit
mondial. L'état du débat international sur la qualification de
« terrorisme », de son éventuel incrimination, n'augure
pas une réponse rapide. Le droit de la guerre onusien, construit sur
la décolonisation et ses luttes, peine à encadrer ces violences.
C'est le problème de l'agression et de la légitime défense
non-ouverte, respectivement, à des groupes armées non-étatiques,
et à un État s'estimant agressé par eux.
Les
autorités politiques ne peuvent plus contrer ces violences via une
guerre menée dans un cadre pleinement légal ou par le simple usage
de pouvoirs de police. Se produit alors une situation d'asymétrie
politico-militaire où le non-respect des règles précitées par
l'adversaire démunirait l’État. Le premier connaît a
priori les modes
d’opération et les moyens utilisés par l’État alors que le
second n’a aucune idée sur la manière, le lieu et l’ampleur de
l’action avec laquelle se manifeste l’ennemi.
Face
au tumulte des sentiments traversant les sociétés civiles, les
autorités politiques doivent trouver des réponses légitimes et
licites à ces violences. Quel droit et quelle force appliquer aux
auteurs de ces violences ? Faut-il demeurer dans le cadre
juridique que sa diplomatie promeut depuis toujours ? Quel usage
de la force devra-t-il être fait ? Proportionné ? Peut-on
appliquer le principe de non-discrimination ? Le premier devoir
de l'État est sa défense. Il est donc tenu
d’apporter des réponses à ces nouvelles formes de violence à
travers une stratégie globale de contre-violence que nous nous
proposons de présenter.
Dans
un premier temps, nous devons tenter de définir la stratégie. Au
XIXe siècle, elle s'assimile à la stratégie militaire. Antoine de
Jomini l'entend comme le niveau supérieur à la
tactique - « La stratégie est l'art de
faire la guerre sur la carte, d'embrasser tout le théâtre de la
guerre. » Carl von Clausewitz la
subordonne à la guerre - « La stratégie
est la théorie relative à l'usage des combats au service de la
guerre. »2,
donc au niveau supérieur qu'est la politique, fixant les buts de la
guerre. La stratégie contient les buts dans la guerre : « La
destruction des forces ennemies apparaît toujours comme le moyen
supérieur et le plus efficace devant lequel tous les autres doivent
s'effacer »3.
Confinée la stratégie à la
sphère militaire est non pertinente car elle « convertit
l'action propre de la force en action instrumentale au service de la
politique ». Le moyen est militaire, mais la fin est
politique « et l'on ne peut concevoir le moyen
indépendamment de la fin »4.
Raison conduisant à récuser l'appellation, trop réductrice, de
« stratégie militaire ».
Hervé
Coutau-Bégarie souligne trois extensions de l'acception de la
stratégie. La première – la permanence de la stratégie - voit
Julian Stafford Corbett la définir comme « l'art de
diriger la force vers les fins à atteindre »5.
Glissement sémantique, de l'armée à la force, illustrant un
dépassement de la sphère militaire. La stratégie ne va plus se
concevoir comme le bras séculier de la politique, mais se poser en
concurrente6.
Deuxièmement, les stratégies ne sont plus exclusivement militaires.
Le général Ludendorff et sa « guerre totale » inverse
l'axiome clausewitzien : la politique doit dorénavant être au
service de la guerre conçue comme fin ultime de l'Etat7.
En 1937,
l'amiral Raoul Castex par stratégie générale désigne
« l'art de conduire, en temps de guerre et en temps de paix,
l'ensemble des forces et des moyens de lutte d'une nation ».
Cette stratégie générale « coordonne et discipline
les stratégies particulières, celles de divers secteur de la lutte
: politique, terrestre, maritime, aérien, économique, colonial,
moral... »8.
La troisième touche sa
généralisation dans toutes organisations humaines comme
l'utilisation de moyens pour atteindre les buts désirés.
Quid
du duel ? « La
guerre n'est rien d'autre qu'un duel à une plus vaste échelle. »9.
Hervé
Coutau-Bégarie cite le sociologue français Gabriel Tarde. Il
formulait la « théorie du duel logique » :
« Avez-vous jamais vu, dans l'Antiquité, le Moyen Âge ou les
Temps modernes, une bataille à trois ou quatre ? Jamais. Il peut y
avoir sept ou huit, dix ou douze armées de nationalités
différentes, mais il n'y a que deux camps en présence, de même
que, dans le conseil de guerre qui a précédé la bataille, il n'y a
eu que deux opinions à la fois, en face et en lutte, à propos de
chaque plan, à savoir celle qui le préconisait et l'ensemble de
celles qui s'accordaient à le blâmer. Il est visible que le
différend, la querelle à vider, sur un champ de bataille, se résume
toujours en un oui opposé à un non »10.
Venons-en
au caractère dialectique de la stratégie. Beaufre « identifie
la stratégie à une « dialectique des volontés employant la
force pour résoudre leur conflit »11.
Par ces prérequis Hervé Coutau-Bégarie propose la définition
suivante : « la stratégie est la dialectique des
intelligences, dans un milieu conflictuel, fondée sur l'utilisation
ou la menace d'utilisation de la force à des fins politiques. »12
Tout
ceci impactant « l'élaboration
du plan stratégique. Il s'agit d'une dialectique. Par conséquent,
il faut prévoir les réactions adverses possibles à chacune des
actions envisagées et se donner la possibilité de parer chacune
d'elles. Ces réactions peuvent être internationales ou nationales,
morales, politiques, économiques ou militaires. »13
Ces
extensions invitent à digresser sur les moyens mis au service de la
stratégie. Le général André Beaufre juge que « La
stratégie va disposer pour atteindre la décision d'une gamme de
moyens matériels et moraux allant du bombardement nucléaire à la
propagande ou au traité de commerce. L'art va consister à choisir
parmi les moyens disponibles et à combiner leur action pour faire
concourir à un même résultat psychologique assez efficace pour
produire l'effet moral décisif. »14
Quand
est-ce qu'une stratégie arrive-t-elle à un résultat ? « Aussi
la formule générale me paraît-elle être la suivante : atteindre
la décision en créant et en exploitant une situation entraînant
une désintégration morale [plutôt
que matériel comme le demandait Clausewitz] de
l'adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu'on
veut lui imposer. C'est bien là l'idée générale de la dialectique
des volontés. »15
Plan qui doit permettre à l'une des parties d'atteindre « la
décision
[qui] est un événement d'ordre psychologique
que l'on veut produire chez l'adversaire : le convaincre qu'engager
ou poursuivre la lutte est inutile. »16
Pour achever notre tour d'horizon attardons-nous sur la différence entre la violence et la force. « Le critère de la violence [...] permet de distinguer la stratégie de la diplomatie »17. L'une recherche la victoire, alors que l'autre est prête à se contenter d'un compromis avantageux. Il en découle que la stratégie est inséparable de la contrainte, de la coercition, alors que « la diplomatie peut être dite l'art de convaincre sans employer la force »18. Tout au moins sans l'employer ouvertement car, « pour n'être pas manifeste, la violence est souvent présente clandestinement sous la forme de pressions, de menaces et de peur savamment entretenue »19.
Le
général Lucien Poirier donnait la définition de la stratégie
intégrale de Lucien Poirier – « Théorie
et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toute
nature, actuelles et potentielles, résultant de l’activité
nationale, elle a pour but d’accomplir l’ensemble des fins
définies par la politique générale.»20
Elle-même décomposait en
stratégies économique, culturelle et militaire qui correspondraient
aux
trois axes dans la domination politique de l’Empire romain21.
Nous
définissons une stratégie de contre-violence comme « la
dialectique des intelligences, dans un espace conflictuel, fondée
sur l'utilisation ou la menace d'utilisation des forces de toute
nature, actuelles et potentielles, résultant de l’activité
nationale (économique, culturelle et militaire) des fins définies
par la stratégie générale ».
Cette stratégie se décompose en deux volets. Le premier, de sûreté,
sous-entend que la stratégie générale veille à la domination
politique de l'État sur son territoire et sa population. Le second
volet, de reconquête, vise à rétablir cette même autorité de l'État
sur toute ou partie de son territoire contesté par l'adversaire.
1
Voir la définition de l'État donnée par Raymond Carré de
Malberg.
2
COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité
de stratégie, Paris, Economica, 2011 (7e
édition), p. 70.
3
Ibid, p. 70
4
CLAUSEWITZ Carl (von), De la Guerre, p. 67 dans COUTAU-BEGARIE
Hervé, Traité de stratégie, Paris, Economica, 2011 (7e
édition), p. 95.
5
CORBETT Julian S., Green Pamphlet, dans Principes de
stratégie maritime, Paris, FEDN-Economica, Bibliothèque
stratégique, 1993, p. 239.
6
COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de stratégie, Paris,
Economica, 2011 (7e édition), p. 73.
7
Ibid, p. 74.
8
Ibid, p. 74.
9
CLAUSEWITZ Carl (von), De la Guerre, p. 51.
10
TARDE Gabriel, Les lois de l'imitation, 1890, Paris, Kimé,
1993, pp. 168-169 cité dans COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de
stratégie, Paris, Economica, 2011 (7e édition), p. 84.
11
BEAUFRE André, Introduction à la stratégie, 4e éd.,
Paris, IFRI-Economica, 1985, p. 16 dans COUTAU-BEGARIE Hervé,
Traité de stratégie, Paris, Economica, 2011 (7e édition),
p. 78.
12
COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de stratégie, Paris,
Economica, 2011 (7e édition), p. 78.
13
BEAUFRE André, Introduction à la stratégie, Paris, Armand Colin,
1963, p. 38.
14 Ibid, p. 36.
15 Ibid, p. 36.
16 Ibid,
p. 35.
17
ARON Raymon aron, Paix et guerre entre les nations, Paris,
Calmann-Lévy, 1960, p. 18 dans
18
ARON Raymond, Paix et guerre entre les nations, p. 28 dans
COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de stratégie, Paris,
Economica, 2011 (7e édition), p. 96.
19
FREUND Julien, Qu'est-ce que la politique ?, p. 44 dans
COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de stratégie, Paris,
Economica, 2011 (7e édition), p. 96.
20 POIRIER
Lucien, Stratégie
théorique II,
Paris, Economica, 1987, pp. 113-116.
21 COLSON
Bruno, Introduction, Institut de Stratégie Comparée,
consulté le 27 avril 2015,
http://www.institut-strategie.fr/pub_bruno_colson_straeu_2.html
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