Heureux hasard que de croiser sur mon chemin ce
petit ouvrage (253 pages). De la main de Graham Spinardi, publié aux
éditions de l'Université de Cambridge, il s'intéresse à la
composante balistique de la dissuasion océanique américaine.
N'oublions pas que si la dissuasion est forcément nucléaire en France
(combien de divisions ?), elle mêle aussi bien le conventionnel
que le nucléaire aux Etats-Unis.
Toutes les facettes de la conception et de la
construction des SSBN américains sont abordées dans la démonstration de
l'auteur. Néanmoins, une seule question a guidé ma lecture.
Peu m'importait d'apprendre les enjeux dans la conception des
missiles, la question de la navigation et de son degré de précision pour
pouvoir lancer les missiles, etc...
Non, la fameuse question qui m'a donné envie de me
jeter sur l'ouvrage est simple : pourquoi les SNLE ont généralement 16
missiles ? Pourquoi parfois 24 ? Pourquoi pas 12 ou 6 ?!
De là, nous pouvons supputer plein de choses : il s'agit de scenarii
très complexes qui tiennent compte de quantité de facteurs pour
déterminer la taille de la flotte de SNLE et de leur
salve...
Pour tenter de donner quelques éléments de réponse,
nous devons investiguer les batailles institutionnelles car elles
déterminent le positionnement des SNLE
américains.
Dans le cadre de la mise en oeuvre de l'arme
nucléaire, quand le conflit Est-Ouest débutait (l'année 1947 paraît-il),
les armées américaines se font une féroce bataille. Face à
la difficulté de mettre au point un missile balistique, un compromis
apparaît avec la mise en oeuvre d'une juridiction simple : à l'armée de
l'air américaine les engins aérodynamiques, à l'US
Navy les missiles balistiques. Nous sommes en 1946.
"Moreover, in Operation Pushover in 1949 the Navy had investigated the effects of an accident on a mock-up ship."
(p. 20) Ledit V2 est à propulsion liquide et la
sûreté de l'engin rebute d'ores et déjà l'US Navy. Et ce, alors que
la marine américaine expérimente le lancement de V2 depuis le
porte-avions Midway et qu'un programme visant à développer un
engin de 500 nautiques de portée est lancé tandis qu'une fusée à
propergol liquide Viking est développée pour le lancement de satellite.
Ainsi, le CNO de l'époque et le directeur des
programmes de missiles de l'US Navy mettent leur véto au développement
d'engins balistiques (du fait, vraissemblablement, des
difficultés rencontrées, notamment dans la mise en oeuvre d'un engin
à propergols liquides). Ce qui amène la Navy à revenir à la solution
des engins aérodynamiques. C'est la voie des Regulus I et
II puis du Triton.
De l'autre côté, l'USAF, fort de ses premières
utilisations opérationnelles avec des B-29, poursuit sur sa lancée au
point d'aboutir au B-36. Tout en empruntant cette voie,
l'USAF parvient à se lancer un programme de missile balistique
intercontinental en 1946 qui doit aboutir à un engin de 5000 nautiques
de portée.
Le 17 novembre 1955, l'amiral Burke créait un bureau dédié à la question du développement d'un missile balistique :e le Special Projects Office
(SPO). Ce bureau va
prendre en charge le développement de l'engin conçu en partenariat
avec l'US Army tel que décidé dans le memorandum du 8 novembre de la
même année. Les président des Etats-Unis et le département
de la Défense avaient décidé de limiter le développement des
missiles balistiques à 4 (dont trois pour l'USAF).
C'est donc le missile Jupiteur qui est développé par le SPO avec l'US Army. "Right from the start the Navy was deeply dissatisfied with the liquid fuel IRBM."
(p. 27) Deux autres
problèmes opérationnels sont relevés : le propergol liquide n'est
pas seulement dangereux à manipuler mais ses qualités opérationnelles se
dégradent avec le temps. D'autre part, le temps entre
l'ordre opérationnel de lancer le feu nucléaire et l'exécution de
l'ordre pourrait prendre des heures, du fait des contraintes des
propergols liquides. La Navy s'engage constamment dans une voie
alternative qui aboutira à la conception d'un engin à propergol
solide : le Polaris. (p. 30) Pour ce faire, la marine quitte le
programme Jupiter. Nous sommes en 1956.
La nouvelle rupture se fera en opposition à l'USAF. Il est difficile
d'insérer la Navy dans la dissuasion nucléaire. Avec son B-36, l'armée
de l'air américaine peut d'ores et déjà frapper l'URSS.
Mais elle deviendrait vulnérable face aux ICBM soviétiques. Qui plus
est, le bombardier lourd parvient à vaincre l'idée que des super
carrier (à construire) pourraient permettre d'emporter des
bombardiers moyen au plus près de l'URSS pour frapper précisément.
Cette défaite porte un coup au moral des marins américains.
Reste que les sous-marins porteurs du Regulus entrent en service en
1954 et qu'en 1950-1951 les capacités de frappe nucléaires des actuels
porte-avions sont compris dans les capacités nucléaires
américaines selon le président Eisenhower.
Pour ne pas perdre une nouvelle confrontation frontale avec l'USAF,
la Navy tente de placer son Polaris non pas dans la frappe anti-cités
mais dans la frappe d'opportunité contre les
infrastructures navales soviétiques. (p. 33) L'amiral Burke définit
le concept de finite deterrence qui n'est pas dans l'objectif de vaincre
mais bien de dissuader l'adversaire.
L'auteur nous amène à la partie construction du programme Polaris. "This plan to deploy Polaris on the nuclear -powered cruiser Long Beach was instituted to January 1961 by the Eisenhower
administration, but cancelled two months later under Kennedy."
(p. 36) Du temps du missile Jupiter, il était difficile d'envisager un
moyen océanique de dissuasion car il n'existait pas de
sous-marin pour l'expérimenter. Le Nautilus, premier SNA du monde,
ne représente que la moitié du tonnage nécessaire pour emporter 4
missiles Jupiter (18 mètres de hauteur). Par contre, avec le
Polaris A1 (8,7 mètres), il est envisageable d'embarquer 16 missiles
(pp. 39-40).
Pourquoi 16 ? "Economic considerations pushed towards large
numbers, up to thirty-two per vessel, whereas operationnal flexibility,
survivability, and the preferences of submarine commanders
pushed the other way." (p. 38) Le compromis semblait se
dessiner vers 24 missiles mais l'amiral Raborn tranche pour 16 car il
lui semble que c'est le nombre maximum que les sous-mariniers
américains semblent admettre.
Passons au temps du développement du Trident I et de la classe Ohio
qui doivent prendre la relève des Polaris, Poseidon et des porteurs
associés. Face à l'augmentation de la précision des engins
soviétiques, il est recherché une capacité de seconde frappe afin de
satisfaire la doctrine de destruction mutuelle assurée. L'enjeu est
aussi de contourné la DAMB soviétique, centrée sur Moscou
depuis le traité ABM de 1972. C'est l'enjeu du programme Strat-X.
L'ULMS (Undersea Long-range Missile System) est le porteur des
futurs missiles Trident. Il démarre sur un débat au sein de l'US Navy ou
plutôt une bataille avec l'amiral Rickover. D'un côté, le
SPO souhaite continuer dans la voie initiale : l'adaptation de
classes de SNA avec l'adjonction d'une tranche missile. Le "père" de la
propulsion nucléaire navale américaine l'entend d'une autre
oreille. Il souhaite renforcer la survivabilité de la future
plateforme grâce à une vitesse suffisante : plus de 24 noeuds quand le
SPO se satisfait de 18-19 noeuds.
Dès lors, s'affrontent deux projets : le projet 640 du SPO et le
"super projet 640" de Rickover. Bien soigneux, ce dernier souhaite que
le futur SNLE soit doté de deux réacteurs nucléaires. Le
SPO vise quant à lui une capacité de 24 missiles. L'amiral Zumwalt
voudrait bien, en plus de lancer rapidement le chantier du premier
navire, un dérivé du type 688, le SNA Los Angeles. Mais c'est
Rickover qui possède les leviers pour décider la décision finale.
Finalement, le compromis se fait autour d'une sorte de super type
640 avec un seul réacteur (mais à la puissance augmentée), un tonnage de
18 700 tonnes (contre 14 000 pour le super type 640) et
24 missiles. Le 15 mai 1972, l'ensemble est renommé Trident.
Pourquoi 24 ? La Navy hésite entre 12 et 24 missiles emportés par
chaque sous-marin (p. 121). L'amiral George Miller affirme que la
décision de retenir 24 missiles pour les Trident était
arbitraire, notamment pour justifier son déplacement et le rendre
plus "cost-effective" (p. 122).
Nous en arrivons à observer, d'après cette très rapide lecture de
l'ouvrage, que le dimensionnement du SNLE dépend de la taille du
missile. Si nous n'avons pas connaissance des études précises
pour déterminer la taille de la salve, il apparaît que dès les
missiles Polaris, il était dit qu'un SSBN était dans le haut du
cost-effective en emportant 32 missiles. Les sous-mariniers
américains semblaient accepter 16 missiles. Lors de la conception
des Ohio, une salve à 24 missiles était un progrès surtout réalisé pour
justifier un navire qui était avant tout le fruit d'une
dispute entre amiraux sur ses qualités nautiques pour échapper aux
SNA soviétiques.
Mais que dire aujourd'hui ? 16 missiles est-il un format adapté à
toutes les dissuasions ? Le MIRVage des missiles n'a pas non plus
entraîné de remise en cause. Faut-il miser sur de volumineux
SNLE avec 32 missiles ? Sur de plus petits et plus nombreux ?
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