Un
exemple en matière de politique de défense (française) peut être utile
pour illustrer un cas où la réalité, la pratique a démontré les
insuffisances des décisions prises. Cependant, l'échec éventuel
rencontré peut aussi être brandi pour des raisons plus passionnelles que
rationnelles. Le propos tente modestement d'interpeller sur la
pertinence du cas du non-remplacement du F-8 (FN) Crusader dans la Marine nationale, surtout à l'orée de la toute fin des années 80.
Il
est si abondamment cité, si bien rentré dans la mémoire collective que
cela en devient suspect. Est-ce en raison des critiques qui nous devons
en tant que citoyen émettre sur les insuffisances de notre politique de
défense ? Ou bien est-ce en raison de poncifs politiques ? Il est à se
demander si ce n'est pas un autre mythe, celui de la puissance de
l'entreprise Dassault Aviation dans l'Etat, qui est visé par cet exemple
avancé beaucoup trop souvent.
Aussi, nous allons chercher à montrer que la première chose suspecte dans le cas du F-8 (FN) Crusader est qu'il expliquait toujours selon le prisme de l'année 1993. Mais pour ceux qui creusent un peu la question, quelques faits invitent à remettre en perspective toute l'affaire. La première des leçons de ce cas surgit alors : une politique de défense, une stratégie militaire se compose sur un temps long.
Ce
qui est visé à travers cet exemple, ce n'est pas une bête décision de
gestion dans les critères d'achat d'un nouvel outil industriel. Il
s'agit d'une affaire de politique de défense et donc de stratégie
militaire. Ce qui se traduit par des choix industriels au regard de la
politique de défense.
Par
choix constants, la France veut mettre en œuvre deux capacités
consubstantielles : l'entrée en premier dans un théâtre, la composante
aéroportée de la dissuasion d'autre part. Ce qui suppose tant pour
l'Armée de l'air que la Marine de mettre en œuvre deux fondamentaux de
la puissance aérienne : l'exploitation opérationnelle d'intercepteurs
modernes en liaison avec des dispositifs anti-aérien au sol (ou en mer
dans le cas de la marine). A notre sens, l'exemple du non-remplacement
du F-8 (FN) Crusader n'est pas un défi à notre politique de défense en 1993 mais est plus ancien.
La
crise de Suez (1956) est fondatrice à plus d'un titre. D'une part,
c'est l'épisode fondateur de la décision d'acquérir l'arme atomique sous
la IVe République. Mais le volet naval de cette crise est beaucoup
moins connu ou mis en avant. Si Anglais et Français interviennent
conjointement à l'époque, l'opération repose pour beaucoup sur des
capacités anglaises. Notamment en matière de porte-avons et
d'intercepteurs. Dès les années 50 du XXe siècle, l’Égypte est équipée
de chasseurs soviétiques Mig-15 qu'elle perçoit en 1955. Ils
s'opposèrent à armes égales avec les Ouragan et Mystères de l'armée de
l'air israélienne. L'aéronavale française disposait de Corsair, un
chasseur de la seconde guerre mondiale. Nos porte-avions étaient
incapables sans modernisation d'employer des chasseurs modernes (piste
oblique ou très rapidement les catapultes). La France n'avait donc pas
les moyens d'entrer en premier en Égypte sans les capacités anglaises.
La dépendance était cruciale. Notre autonomie d'action n'existait pas.
En
1964, la France est en passe de mettre en service deux porte-avions,
les Clemenceau (22 novembre 1961) et Foch (15 juillet 1963, toujours en
service dans la Marinha do Brasil où il pourrait recevoir dans les prochaines années des « Sea Gripen »)
sur décisions de la IVe République. Il est alors nécessaire d'armer les
futurs navires avec des intercepteurs en plus des avions de
reconnaissance et d'attaque les (Etendard IVM et P qui entrent
progressivement en service à partir de 1961). Seul l'intercepteur manque
à l'appel car aucune solution nationale n'a abouti à temps.
La
bataille faisait rage alors entre l'industrie aéronautique nationale
(partagée entre entreprises de droit privé et celles qui avaient été
nationalisées) et entreprises américaines. Vous pouvez avoir l'occasion
de lire la formule suivante qui prétendait résumer l'avantage d'acquérir
des machines américaines : pour 100 chasseurs achetés aux Etats-Unis,
vous en aviez 75 produits en France.
Selon
le récit consacré, le général De Gaulle devait arbitrer en 1964 entre
deux programmes d'armement pour la Marine nationale : une troisième
frégate lance-engins (un véritable croiseur à l'époque) et une commande
d'intercepteurs pour les futurs porte-avions. Il interrogea donc l'une
des personnes en qui il avait le plus confiance : son fils, amiral dans
la Royal. Ce dernier lui donna son avis : mieux valait avoir des
porte-avions dotés d'intercepteurs modernes qu'une troisième
frégate-lance engins.
Entre
parenthèses, la Marine achevait alors les croiseurs Colbert et De
Grasse. Ni l'un ni l'autre n'était moderne puisque ne mettant pas en
œuvre des engins (missiles) anti-aérien. Le Colbert ne sera refondu
comme croiseur lance-missiles qu'entre 1970 et 1972. Ce seront quatre
escorteurs d'escadre T47 qui recevront les systèmes américains Tartar
(SM-1). Ils viendront alors augmenter les deux frégates lance-engins
(trop coûteuses, notamment en raison du système français Masurca,
construit à trois exemplaires en tout et pour tout). La Royale n'ayant
que six escorteurs anti-aérien modernes.
La
France s'en remet donc aux Etats-Unis pour acquérir un instrument qui
participait de notre souveraineté. Toutefois, l'Armée de l'air
développait suffisamment de programmes (du Mirage III au Mirage IV) pour
consacrer notre autonomie industrielle en matière d'intercepteurs. Face
aux retards ou au manque de volonté de développer un intercepteur
national pour la Marine, le choix semble logique et cohérent avec notre
politique de défense de commander américain pour un segment particulier
de notre puissance aérienne.
Le dernier des 42 F-8E (FN) est livré en 1965. Nous pouvons observer un problème fondamental dans notre propos : dès 1964, le budget de la Marine était (déjà) trop faible pour renouveler deux fondamentaux de la supériorité aérienne : les escorteurs anti-aérien (équivalent de la DCA, tout simplement) et les chasseurs de supériorité aérienne.
Un
autre problème aurait pu inquiéter : alors que nous nous engagions sur
une norme américaine fondamentale (l'intercepteur du groupe aérien
embarqué), nous allions mettre en œuvre une version adaptée de cet
appareil pour nos besoins. S'il est normal d'adapter le matériel
militaire étranger aux besoins nationaux, il est plus rare en
aéronautique d'adapter la voilure de l'appareil considéré pour qu'il
soit employable sur nos porte-avions.
Il vient donc la question un peu idiote mais peut être révélatrice de la puissance de la norme (le pont d'envol du porte-avions et ses systèmes) et son nécessaire respect : que se serait-il passer si l'entreprise américaine n'avait pas voulu s'embarrasser d'une telle adaptation technique ?
Ouvrons
de nouvelles parenthèses : pendant la seconde guerre mondiale, le
cuirassé Jean Bart n'a pas été modernisé aux Etats-Unis, le gouvernement
américain avait refusé de le faire alors que d'autres navires français
avaient pu en bénéficier. Les canons du Jean Bart (du 380mm) n'étaient
pas alors en production pour les cuirassés américains et il était hors
de question de ralentir une ligne de production de cuirassés pour un
navire français.
Notre
postulat est que pour entrer en premier sur un théâtre ou mettre en
œuvre la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire (la FANu dans
le cas de la Marine), il est nécessaire d'avoir un intercepteur moderne.
Pendant la deuxième guerre d'Indochine, les F-4 Phantom II remplacent progressivement les F-8 Crusader dans les missions de supériorité aérienne face aux Mig vietnamiens. L'US Navy
ne les employait plus que comme avions d'attaque et de reconnaissance.
La France se retrouvait à la fin de la guerre du Vietnam, 1975, sans
intercepteur moderne embarqué, une nouvelle fois.
© French Fleet Air Arm.
Très
rapidement, les programmes évoluent, la modernisation des capacités de
supériorité aérienne se poursuit. L'Armée de l'Air, bien que dans la
perspective des Mirage 2000 et 4000, et la Marine, pensant au
remplacement des 42 Crusader, s'intéressaient au développement d'un nouvel appareil : le YF-17/18. En 1976, "C'est
dans ce contexte que le firme Northrop démarcha l'Armée de l'Air, qui
devait envoyer deux pilotes du Bureau des Programmes de Matériel (BPM)
mais, compte tenu du fait que l'appareil en question était un avion
embarqué, c'est la Marine qui, par l'intermédiaire de son attaché naval
au États-Unis, traita le dossier. C'est ainsi que l'attaché naval
adjoint en poste à Washington depuis l'été 1976, le capitaine de frégate
Michel Debray (commandant de la flottille 14.F entre mars 1970 et
septembre 1971) prit l'affaire en main. Il inscrivit son nom et celui du
colonel Bonnet chef du BPM à l'Etat-Major de l'Armée de l'air.
L'article de French Fleet Air Arm (lien ci-dessus) narre la suite de l'intérêt de la Marine pour le F/A-18 Hornet
jusqu'au refus de le commander en 1993. Mais il y avait eu ce premier
refus de commander en 1976 et qui reportait le remplacement des Crusader
au milieu des années 80. Ironiquement, le président de la Répubique
d'alors, Valéry Giscard d'Estaing n'avalise pas cette demande de la
Marine. Quand il sera dans l'opposition, il avancera - dans un
livre-propositions de l'UDF - pour Relever la Défense de la France (1986) d'élargir le format aéronaval de la France à trois porte-avions. Incohérence ?
L'exemple
du non-remplacement de 1993 est donc d'une injustice courante à l'égard
de la Marine nationale qui prenait les devants (dès 1976) pour chercher
à remplacer son intercepteur, consacré comme obsolète lors de la guerre
du Vietnam. La seconde tentative pour remplacer les Crusader échoue
tout autant. Les chasseurs d'origine américaine ne quitteront le service
que le 15 décembre 1999.
Avant
cette date, la projection de la puissance aérienne française par voie
aéronavale avait été mise en défaut à deux reprises :
La
première fois, c'est la mission Capselle (1990) où le porte-avions Foch
se présente au large de la Syrie dans le contexte de la guerre civile
libanaise. C'est la répétition de l'affaire de Suez car le Foch
n'emportait pas d'intercepteurs modernes. Qu'aurait pu faire nos Crusader face aux Mig-29 syriens ? L'obsolescence des F-8 (FN) Crusader
couvait depuis la fin de la guerre du Vietnam (1975). Autant dire que
la crédibilité du porte-avions Foch, sans soutien diplomatique, sans
intercepteurs crédibles face aux Mig-29 syriens, n'étaient pas très
hautes.
La seconde fois c'est lors de la mission Trident (1999) que les Crusader
ne terminent pas. L'amiral Coldefy, commandant le volet naval de la
mission Trident, choisi de ne plus les embarquer au regard du dispositif
aérien otanien face à la Serbie (lire sa communication dans Terre et Mer – L'occupation militaire des espaces maritimes et littoraux aux éditions Economica (2014).
Après
cette remise en perspective, il nous semble que notre propos donne
suffisamment d'éléments pour contester la pertinence de l'exemple du
non-remplacement des Crusader en 1993. Le problème capacitaire se
déclare dès la deuxième guerre d'Indochine et la Marine nationale
propose d'y remédier dès 1976.
Choix
très regrettables. Aujourd'hui, que faut-il mettre en avant ? Le manque
de cohérence entre les ambitions politico-militaires des gouvernements
français pour l'entrée en premier sur un théâtre sans les capacités de
supériorité aérienne requises ? C'est difficile de ne pas le relever,
c'est peut être même le fond du problème.
Cela révèle des problèmes autres qu'une simple décisions entre plusieurs options en 1993. La question de la stratégie d'acquisition du ministère de la Défense est directement mise en cause au regard des objectifs de la politique de défense. L'exemple montre donc l'incapacité à arbitrer entre capacités militaires industrielles critiques. La Marine n'ayant pas le volume de commandes de l'Armée de l'air, ni la faveur des budgets, doit faire face à deux options : commander américain ou s'adosser à l'Armée de l'air. Ce qui remet en cause les choix de ne pas concentrer les efforts sur le développement d'un intercepteur et pour l'Armée de l'air et pour la Marine. L'effort de développement d'un chasseur embarqué dans la Marine s'est porté sur un appareil d'attaque (l'Etendard IV), de même que pour son successeur (Super Etendard). Là où l'offre américaine était elle aussi abondante : peu coûteuse (l'A-4 Skyhawk) ou de très bonne facture (Corsair II) mais plus coûteuse. Ce qui est d'autant plus surprenant dans la mesure où la biographie de Marcel Dassault nous apprend qu'il rêvait de concurrençait le F-4 Phantom II qui a pris la succession du F-8 Crusader.
Pourtant, les projets ne manquaient pas pour remplacer les Crusader
dès la fin de la guerre du Vietnam. L'une des solutions les plus
prometteuses pour le remplacer était française. Elle présentait bien des
avantages financiers, économiques et opérationnels puisque Dassault
faisait la proposition d'un Mirage F1 navalisé. Ce Mirage F1 (dérivé de
celui présentait au marché du siècle) embarquait un réacteur M53 : le
même que pour les Mirage 2000 de l'Armée de l'air. La logique, en cas de
choix du Mirage F1 pour l'Aéronavale, aurait voulu que les Super
Etendard (arrivant au terme de leur carrière) soient par la suite
remplacée par des Mirage F1 supplémentaires. La Marine aurait pu compter
sur un avion de combat unique.
Notre introduction laissait sous-entendre que l'exemple du non-remplacement des F-8 (FN) Crusader en 1993 était, peut être, un procès de mauvaises intentions fait à Dassault Aviation. Les quelques faits avancés ici invitent plutôt à considérer un autre acteur. L'influence de Dassault Aviation sur le processus décisionnel de l'Etat est avéré. Mais ce qui explique la non-commande d'un nouvel intercepteur en 1976 (Mirage F1M, F/A-18 Hornet, etc...), c'est l'influence du premier groupe de pression sur le processus décisionnel de l'Etat : Bercy.
Bibliographie
- Terre et Mer – L'occupation militaire des espaces maritimes et littoraux, ouvrage collectif, éditions Economica, 2014.
- Les porte-avions français des origines (1911) à nos jours, Francis Doucet, éditions de la cité, 1978.
- Le problème du porte-avions, éditions, Hervé Coutau-Bégarie, Economica, 1990.
Bonsoir,
RépondreSupprimerIl y a cet article intéressant sur le Super-étendard:
http://air-defense.net/journal/book/la-saga-du-super-etendard
Bonsoir,
SupprimerLa dernière apparition du Super Étendard Modernisé, c'était à Biscarrosse , le 22 mai 2016.
https://theatrum-belli.com/derniere-apparition-du-super-etendard-modernise/
Bonjour,
RépondreSupprimerUn ouvrage très intéressant est disponible à la commande sur le groupe aéronaval de 1990 à 2016:
https://aeronavale.org/produit/l-49-le-groupe-aeronaval-depuis-la-fin-de-la-guerre-froide/
Pour les passionnés et les curieux....
Bien cordialement.
Bonsoir,
RépondreSupprimerIl y a 30 ans, le premier appontage d'un Rafale-M:
https://air-cosmos.com/article/il-y-a-30-ans-premier-appontage-d-un-rafale-marine-64805
Chaleureuses salutations!
Les états-majors français n'ont pas toujours été d'une grande lucidité sur les équipements français qui cartonnent à l'exportation...
RépondreSupprimerhttps://meta-defense.fr/2024/08/17/rafale-scorpene-caesar-star-exportation/
Dans un proche avenir, le Rafale M devrait être remplacé si on le peut grâce à la commande indienne, ils font vieux... https://x.com/MarineNationale/status/1834252775741391053
SupprimerMême si par rapport aux Super Étendard, cela a permis à l'Aeronavale de franchir un cap...
https://x.com/MarineNationale/status/1834569887542313317